V

Le soulèvement zapatiste

L'ordre mondial a connu de profonds changements au
cours des vingt-cinq dernières années. En 1970, la
" société d'abondance " de l'après-guerre courait à sa
perte et les profits des grandes sociétés se voyaient
soumis à des pressions croissantes. Reconnaissant que
les États-Unis n'étaient plus en mesure de jouer leur rôle
de " banquier international ", qui avait tant profité aux
multinationales américaines, Richard Nixon démantela
l'ordre économique international (le système de Bretton
Woods) en suspendant la convertibilité du dollar en or,
en imposant un contrôle des salaires et une taxation des
importations et en lançant des mesures fiscales qui
orientaient le pouvoir étatique, bien au-delà des normes
alors en vigueur, vers une sorte d'État-providence pour
les riches. Ces principes sont restés depuis à la base de la
politique gouvernementale ; le processus, accéléré pendant
les années Reagan, a été poursuivi par les " nouveaux
démocrates ". L'implacable guerre de classes menée par
les milieux d'affaires fut intensifiée, et progressivement
étendue à l'échelle de la planète.

Les décisions de Nixon comptent au nombre des
facteurs qui ont conduit à la dérégulation des capitaux
financiers et à un changement radical de leur emploi
- du commerce et des investissements à long terme à la

185

spéculation pure. Cette évolution a eu pour effet de saper
la planification économique des États, les gouvernements
étant contraints de préserver la " crédibilité " des
marchés, et de mener bien des économies " vers un équi
libre reposant sur une faible croissance et un taux de
chômage élevé ", indique l'économiste John Eatwell, de
l'université de Cambridge : les salaires réels stagnent ou
baissent, la pauvreté et les inégalités croissent, tandis que
les marchés et les profits des privilégiés sont en pleine
expansion. Un processus parallèle d'internationalisation
de la production fournit de nouvelles armes pour tenir en
lisière les travailleurs occidentaux qui, déclare gaiement
la presse économique, doivent se résoudre à abandonner
leur mode de vie " luxueux " et accepter la " flexibilité
du marché du travail " (autrement dit, de ne pas savoir
s'ils travailleront le lendemain). Le retour de la plupart
des pays d'Europe de l'Est à leurs origines tiers
mondistes renforce considérablement ces perspectives.
Dans le monde entier, l'assaut contre les droits des
travailleurs, les normes sociales et la démocratie reflète
toutes ces victoires. Le triomphalisme d'une élite étroite
est parfaitement logique, comme le sont le désespoir et la
fureur en dehors des cercles privilégiés.

Le soulèvement, le jour du Nouvel An (1994), des
paysans indiens du Chiapas peut être aisément compris
dans ce contexte général. Il a coïncidé avec la mise en
oeuvre de l'ALENA, que l'armée zapatiste a qualifié de
" sentence de mort " pour les Indiens, de cadeau aux
riches qui approfondira encore le gouffre séparant une
richesse étroitement concentrée et une misère de masse,
et détruira ce qui reste de la société indigène.

Le rapport du soulèvement avec l'ALENA est en partie
symbolique ; les problèmes sont bien plus profonds.
Comme l'affirmait la déclaration de guerre zapatiste

" Nous sommes le produit de 500 ans de luttes. "
Aujourd'hui, celles-ci sont menées " pour le travail, la
terre, le logement, la nourriture, la santé, l'éducation,
l'indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la
paix ". Le vicaire général du diocèse du Chiapas ajoutait
" Le véritable arrière-plan, c'est la marginalisation
complète, la pauvreté, une longue frustration après des
années passées à vouloir améliorer la situation. "

Les paysans indiens sont les principales victimes de la
politique des gouvernements mexicains successifs. Mais
leur détresse est largement partagée. Comme l'a observé
l'éditorialiste mexicaine Pilar Valdes : " Quiconque a
l'occasion d'entrer en contact avec les millions de Mexi
cains vivant dans une extrême pauvreté sait que nous
avons là une bombe à retardement. "

Au cours de la dernière décennie de réformes écono
miques, le nombre de ceux qui, dans les zones rurales,
connaissent une extrême pauvreté a crû de près d'un tiers.
La moitié de la population mexicaine manque des
ressources qui lui permettraient de satisfaire ses besoins
élémentaires - une augmentation dramatique depuis
1980. Suite aux prescriptions du FMI et de la Banque
mondiale, la production agricole s'est tournée vers
l'exportation et les aliments destinés au bétail, au grand
bénéfice de l'industrie agro-alimentaire, des consomma
teurs étrangers et des secteurs aisés du Mexique, tandis
que la malnutrition devenait un redoutable problème de
santé, que les emplois agricoles diminuaient, que des
terres productives étaient abandonnées et que le Mexique
se mettait à importer massivement de quoi se nourrir.
Dans le secteur industriel, les salaires réels sont en chute
libre. La part de la main-d'oeuvre dans le PIB, qui avait
augmenté jusqu'au milieu des années 1970, a décru
depuis de plus d'un tiers. Ce sont là des conséquences

187

classiques des réformes néo-libérales. Les études du FMI
en Amérique latine, observe l'économiste Manuel Pastor,
montrent " une réduction très nette de la part de la main
d'oeuvre dans les revenus " sous l'impact de ses propres
" programmes de stabilisation ".

Le secrétaire mexicain au Commerce a salué la chute
des salaires comme une incitation pour les investisseurs
étrangers - ce qu'elle est, tout comme la répression anti
syndicale, l'application laxiste des restrictions sur

l'environnement et la politique sociale conforme aux
désirs d'une minorité privilégiée. Toutes ces mesures
sont, naturellement, fort bien accueillies par les institu
tions industrielles et financières qui accroissent leur
mainmise sur l'économie mondiale, avec l'aide de mal
nommés accords de " libre-échange ".

On s'attend à ce que l'ALENA condamne au chômage
un grand nombre de travailleurs agricoles, accroissant la
misère rurale et gonflant la main-d'oeuvre excédentaire.
L'emploi dans l'industrie, qui a décliné suite aux
réformes, devrait décroître encore plus fortement. Une
étude du journal El Financiero, le plus important du
Mexique, prédit qu'au cours des deux années à venir le
pays perdra près d'un quart de son industrie manufactu
rière et 14 % de ses emplois. Tim Golden écrit dans le
New York Times: " Selon les économistes, plusieurs
millions de Mexicains perdront probablement leur
emploi au cours des cinq années suivant la mise en place
de l'accord. " Ces processus devraient contribuer encore
davantage à la baisse des salaires, tout en accroissant les
profits et la polarisation sociale, avec des effets prévi
sibles aux États-Unis et au Canada.

Une grande part de l'attrait de l'ALENA, comme
l'ont régulièrement souligné ses défenseurs les plus
résolus, est qu'il " enchaîne " les pays signataires aux

188

réformes néo-libérales qui ont mis un terme à des années
de progrès dans le respect des droits syndicaux et le déve
loppement économique, provoquant ainsi un appauvrisse
ment général et des souffrances énormes, mais aussi
l'enrichissement de rares privilégiés et des investisseurs
étrangers. Le Financial Times de Londres observe que ces
" vertus " ont eu peu d'effets sur l'économie mexicaine ;
après huit ans d'une " politique économique calquée sur
les manuels ", elles n'ont engendré qu'une faible crois
sance, pour l'essentiel attribuable à une aide financière
sans précédent de la Banque mondiale et des États-Unis.
Des taux d'intérêt élevés ont partiellement enrayé les
fuites de capitaux massives qui avaient été le principal
facteur de la crise de la dette mexicaine, mais le règlement
de celle-ci reste un fardeau, de plus en plus lourd - sa
composante essentielle étant désormais la dette intérieure
envers les Mexicains les plus riches.

Il n'est pas surprenant que le projet d'" enchaîner " le
pays à ce modèle de développement se soit heurté à une
vive opposition. L'historien Seth Fein, qui vit à Mexico,
décrit de grandes manifestations contre l'ALENA, " peu
commentées aux États-Unis mais organisées avec des
mots d'ordre très clairs et des cris de protestation contre
la politique du gouvernement mexicain, notamment
contre l'abrogation des droits au travail, à la terre ou à
l'éducation inscrits dans la Constitution de 1917, parti
culièrement révérée dans le pays - autant de mesures qui
semblent à de nombreux Mexicains représenter le véri
table sens de l'ALENA et de la politique étrangère
américaine " dans le pays. Juanita Darling, correspon
dante du Los Angeles Times, évoque la grande angoisse
des travailleurs mexicains face à l'érosion de leurs
" droits syndicaux durement acquis ", qui ont toutes les
chances d'être " sacrifiés alors que les compagnies

189

mexicaines, cherchant à concurrencer leurs rivales
étrangères, s'efforcent de réduire leurs coûts ".

Un " Communiqué des évêques mexicains sur
l'ALENA " a condamné l'accord, et la politique écono
mique qui l'inspire, en raison de leurs effets sociaux
délétères. Les prélats prenaient ainsi à leur compte les
inquiétudes exprimées en 1992 lors d'une conférence
des évêques d'Amérique latine : " L'économie de
marché ne doit pas devenir un absolu auquel tout serait
sacrifié, accroissant les inégalités et la marginalisation
d'une grande partie de la population. " C'est précisé
ment l'impact probable de l'ALENA et des accords
similaires sur les droits des investisseurs. La réaction des
milieux d'affaires mexicains a été mitigée : les éléments
les plus puissants étaient favorables à l'ALENA tandis
que les petites et moyennes entreprises, comme leurs
organisations, se montraient peu convaincues ou fran
chement hostiles. Le grand journal mexicain Excelsior
prédit que l'ALENA ne bénéficierait qu'à " ces "Mexi
cains" qui sont aujourd'hui les maîtres de presque tout le
pays (15 % d'entre eux perçoivent plus de la moitié du
PIB) ", une " minorité démexicanisée ", et qu'il marquait
un nouveau stade de " l'histoire des États-Unis dans
notre pays ", histoire qui est celle " d'abus et de pillages
impunis ". De nombreux travailleurs (dont les membres
du plus grand syndicat non gouvernemental du pays) et
bien d'autres catégories de population s'opposèrent aussi
à l'accord, s'inquiétant de son impact sur les salaires, les
droits des travailleurs, l'environnement, la souveraineté
nationale, et dénonçant la protection renforcée des droits
des investisseurs et des grandes sociétés qui réduit les
possibilités d'un développement durable. Homero
Aridjis, président du plus grand mouvement écologiste
du pays, déplora " la troisième conquête subie par le

190

Mexique. La première fut menée par les armes, la
seconde fut spirituelle, la troisième est économique ".

En très peu de temps, ces craintes se virent justifiées.
Peu après la ratification de l'ALENA par le Congrès
américain, des travailleurs des usines d'Honeywell et de
General Electric furent licenciés pour avoir tenté d'orga
niser des syndicats indépendants. En 1987, Ford s'était
débarrassé de toute sa main-d'oeuvre, annulant les
conventions collectives et réembauchant à des salaires
inférieurs ; une répression énergique était venue à bout
des protestations. Volkswagen suivit cet exemple en
1992, licenciant ses 14 000 ouvriers et ne reprenant que
ceux qui renonçaient à mettre sur pied des syndicats
indépendants - et ce avec le soutien du gouvernement.
Voilà les composantes essentielles du " miracle écono
mique " auquel les pays signataires de l'ALENA doivent
être " enchaînés ".

Quelques jours après la ratification de l'accord, le Sénat
vota " le meilleur dispositif législatif anticrime de
l'Histoire " (sénateur Orrin Hatch), réclamant 100 000 poli
ciers supplémentaires, des prisons haute sécurité, des
camps de rééducation pour les jeunes délinquants, une
extension de la peine de mort, des sentences plus sévères
et autres mesures particulièrement coûteuses. Les experts
interrogés par la presse doutaient fort qu'elles aient beau
coup d'effet sur la délinquance, car elles ne prenaient pas
en compte " les causes de la désintégration sociale qui
produit les criminels violents ". Parmi ces causes, les poli
tiques économiques et sociales qui polarisent la société
américaine, auxquelles l'ALENA faisait faire un nouveau
pas en avant. Les concepts d' " efficacité " et de " santé de
l'économie ", chers aux riches et aux privilégiés, n'ont
rien à offrir aux catégories grandissantes de la population
qui ne sont d'aucune utilité pour faire des profits et sont

191

donc condamnées à la pauvreté et au désespoir. S'ils ne
peuvent être confinés dans les taudis urbains, il faudra
trouver un autre moyen de les contrôler.

Cette coïncidence législative, tout comme la date du
déclenchement de la révolte zapatiste, a une importance
qui n'est pas que symbolique.

Le débat sur l'ALENA s'est largement focalisé sur les
flux de main-d'oeuvre, sujet qui demeure mal compris.
Mais une autre conséquence plus probable est que les
salaires seront encore plus tirés vers le bas. Comme
l'écrit Steven Pearlstein dans le Washington Post : " De
nombreux économistes pensent que l'ALENA devrait
provoquer une baisse des rémunérations " et s'attendent
à ce que " des salaires mexicains moins élevés [puissent]
exercer un effet gravitationnel sur ceux des États-Unis ".
Les défenseurs de l'accord en conviennent, et admettent
que les travailleurs moins qualifiés - près de 70 % de la
main-d' oeuvre - subiront des pertes de salaire.

Le lendemain de la ratification du traité par le Congrès,
le New York Times fit paraître un premier examen de ses
effets probables dans la région de New York. L'article
débordait d'optimisme et témoignait d'un soutien
enthousiaste. Il se préoccupait avant tout des vainqueurs
prévisibles : les secteurs " financiers et assimilés ", " les
secteurs bancaires, des télécommunications et des
services ", les compagnies d'assurances, les firmes
d'investissement, les cabinets d'avocats d'affaires,
l'industrie des relations publiques, les consultants en
management, etc. Il prédisait également que certains
fabricants pourraient sortir gagnants, surtout dans
l'industrie de haute technologie, l'édition et le secteur
pharmaceutique, qui tous bénéficieraient des mesures
protectionnistes visant à assurer le contrôle des grandes
sociétés sur les technologies d'avenir. Il mentionnait en

192

passant qu'il y aurait aussi des perdants, " avant tout les
femmes, les Noirs et les Hispaniques ", et plus largement
" les travailleurs semi-qualifiés " - c'est-à-dire la majo
rité de la population d'une ville où 40 % des enfants
vivent déjà en dessous du seuil de pauvreté, souffrant de
problèmes de santé et d'éducation qui les " enchaînent "
déjà à un destin amer.

Notant que les salaires réels étaient retombés au
niveau des années 1960 pour les travailleurs à la produc
tion et la main-d'oeuvre non qualifiée, l'OTA, dans son
analyse de la version définitive du traité, prédisait qu'il
" pourrait condamner davantage encore les Etats-Unis à
un avenir de bas salaires et de faible productivité ", bien
que des mesures, proposées par l'OTA, le mouvement
syndical et d'autres critiques -jamais conviés au débat -,
fussent susceptibles de bénéficier aux populations des
trois pays concernés.

L'ALENA tel qu'il est mis en oeuvre a toutes les
chances d'accélérer un " événement bienvenu et d'une
importance capitale " (Wall Street Journal) : la réduc
tion des coûts de main-d'oeuvre américains à un niveau
inférieur à celui de tout grand pays industriel, Grande
Bretagne exceptée. En 1985, les Etats-Unis avaient les
coûts de main-d'oeuvre les plus élevés des sept plus
grandes économies capitalistes (le G7), comme on
pouvait s'y attendre de la part du pays le plus riche du
monde. Dans une économie plus étroitement intégrée,
l'impact des mesures se fait sentir sur toute la planète et
les concurrents doivent s'y adapter. General Motors peut
s'établir au Mexique, ou aujourd'hui en Pologne, où il
trouvera des travailleurs beaucoup moins chers qu'en
Occident et sera protégé par des droits de douane élevés
et d'autres restrictions similaires. Volkswagen peut
s'installer en République tchèque pour bénéficier de

193

protections du même ordre, toucher les profits et laisser
les coûts au gouvernement local. Daimler-Benz peut
conclure des arrangements similaires en Alabama. Le
grand capital peut se déplacer librement, les travailleurs et
les communautés en subiront seuls les conséquences.
Pendant ce temps, l'énorme croissance de capitaux spécu
latifs dérégulés impose de lourdes contraintes aux
politiques gouvernementales de stimulation de l'économie.

De nombreux facteurs mènent la société mondiale
vers un avenir de bas salaires, de faible croissance et de
gros profits, qui s'accompagneront d'une polarisation et
d'une désintégration sociales croissantes. Autre consé
quence : l'effacement progressif des véritables processus
démocratiques, les prises de décision étant assumées par
des institutions privées et par les structures quasi
gouvernementales qui se regroupent autour d'elles - ce
que le Financial Times appelle " un gouvernement
mondial de facto ", opérant en secret sans avoir à rendre
de comptes.

Une telle évolution n'a pas grand-chose à voir avec le
libéralisme économique, concept d'importance limitée
dans un monde où une large partie du " commerce "
consiste en transactions centralisées entre firmes (c'était
le cas de la moitié des exportations américaines vers le
Mexique avant l'ALENA - " exportations " qui ne
pénétraient jamais sur le marché mexicain). Dans le
même temps, le pouvoir privé exige, et se voit accorder,
une protection accrue contre les forces du marché,
comme autrefois.

" Les zapatistes ont vraiment touché une corde
sensible chez la majeure partie de la population ",
expliqua le politologue mexicain Eduardo Gallardo peu
après le début de la rébellion, prédisant que ses effets
seraient de grande ampleur et pourraient contribuer à

l'effondrement de la dictature électorale exercée par le
parti au pouvoir. Les sondages ont confirmé cette conclu
sion : la plupart des personnes interrogées soutenaient les
raisons avancées par les zapatistes pour justifier leur
soulèvement. Il en alla de même dans le monde entier, y
compris dans les sociétés industrielles les plus riches
beaucoup admettaient que les préoccupations des rebelles
étaient proches des leurs, en dépit de circonstances très
différentes. Ce soutien fut encore renforcé à la suite
d'initiatives zapatistes consistant à faire appel à des
secteurs sociaux plus larges et à les engager dans des
efforts communs, ou parallèles, en vue de prendre le
contrôle de leur vie et de leur destin. La solidarité qui leur
fut témoignée au Mexique comme ailleurs fut sans doute
le principal facteur empêchant la brutale répression mili
taire à laquelle on pouvait s'attendre ; elle eut aussi, dans
le monde entier, un effet vivifiant spectaculaire sur
l'activisme syndical et politique.

Le soulèvement des paysans indiens du Chiapas ne
donne qu'un petit aperçu des " bombes à retardement "
prêtes à exploser - et pas seulement au Mexique.

[Une partie de cet article est parue dans In These
Times daté du 21 février 1994.]

VI

L' " arme absolue "

Commençons par examiner quelques points très
simples à partir des conditions qui dominent actuelle
ment - et qui ne constituent pas, bien sûr, la phase ultime
de la lutte sans fin pour la liberté et la justice.

II existe une " arène publique " dans laquelle, en
principe, les individus peuvent participer aux prises de
décision impliquant l'ensemble de la société : la
manière dont les revenus publics sont collectés et
utilisés, l'orientation de la politique étrangère, etc. Dans
un monde d'États-nations, cette arène est pour l'essen
tiel gouvernementale, à différents niveaux. La démo
cratie fonctionne dans la mesure où les individus
peuvent y intervenir réellement, tout en gérant, indivi
duellement et collectivement, leurs propres affaires,
sans ingérence illégitime des concentrations de pouvoir.
Cela présuppose une relative égalité dans l'accès aux
ressources - matérielles, informationnelles et autres ; ce
truisme est aussi vieux qu'Aristote. Les gouvernements
sont, en théorie, institués pour servir leurs " électorats
domestiques " et doivent être soumis à leur volonté.
Déterminer jusqu'à quel point la théorie se conforme à
la réalité et les " électorats domestiques " représentent
la population, voilà donc un moyen de vérifier qu'une
démocratie fonctionne.

197

Dans les démocraties de capitalisme d'État, l'arène
publique a été étendue et enrichie par des luttes popu
laires souvent longues et ardues. Dans le même temps,
un pouvoir privé concentré a cherché à la limiter. Ces
conflits constituent une bonne part de l'histoire
moderne. La façon la plus efficace de restreindre la
démocratie est de transférer les prises de décision à des
institutions n'ayant aucun compte à rendre : princes et
rois, castes sacerdotales, juntes militaires, dictatures de
parti ou grandes entreprises modernes. Les décisions
prises par les responsables de General Electric affectent
substantiellement l'ensemble de la société, mais les
citoyens n'y prennent aucune part, du moins en principe
(nous pouvons mettre de côté le mythe transparent de la
" démocratie " du marché et des actionnaires).

Un pouvoir qui n'a pas de comptes à rendre offre bien
certains choix à ses citoyens. Ils peuvent adresser des
suppliques au roi ou au conseil d'administration, adhérer
au parti au pouvoir, essayer de se vendre à General Elec
tric, acheter ses produits. Ils peuvent lutter pour leurs
droits dans les tyrannies, étatiques ou privées, et, solidai
rement avec les autres, chercher à limiter ou à
démanteler un pouvoir illégitime, défendant des idéaux
classiques, dont celui qui anime le mouvement syndical
américain depuis ses origines : ceux qui travaillent dans
les usines devraient pouvoir les posséder et les gérer.

La " mainmise des grandes sociétés sur l'Amérique "
qui s'est abattue au cours du xixe siècle fut une attaque
contre la démocratie - et, sur les marchés, contribua au
passage de ce qui ressemblait au " capitalisme " aux
marchés fortement encadrés de l'ère actuelle, qui est
celle du pouvoir commun de l'État et de ces firmes. On
appelle " moins d'État " l'une de ses variantes actuelles.
Il s'agit d'arracher le pouvoir de décision à l'arène

198

publique pour le transférer " au peuple " selon la rhéto
rique du pouvoir, c'est-à-dire aux tyrannies privées dans
le monde réel. Toutes les mesures de ce genre sont
conçues pour limiter la démocratie et dompter la " vile
multitude ", pour reprendre le terme qu'employaient les
" hommes de qualité " autoproclamés dans l'Angleterre
du xvIIe siècle, date du premier sursaut démocratique de
la période moderne (aujourd'hui, ils préfèrent s'appeler
les " hommes responsables "). Le problème fonda
mental persiste, prenant constamment de nouveaux
visages, réclamant de nouvelles mesures de contrôle et de
marginalisation et menant à de nouvelles formes de
lutte populaire.

Les prétendus " accords sur la liberté du
commerce " font partie de ces dispositifs d'atteinte à
la démocratie. Ils sont destinés à transférer les
décisions relatives à la vie et aux aspirations des
populations entre les mains de tyrannies privées
opérant en secret et sans contrôle ni supervision des
pouvoirs publics ou de l'opinion. Il n'est donc pas
surprenant que cette dernière ne les apprécie guère.
Son opposition est presque instinctive et témoigne du
soin pris pour tenir la " vile multitude " à l'écart de
tout effort d'information et de compréhension.

Cette description est, dans l'ensemble, tacitement
admise. L'actualité vient de nous en donner une
nouvelle illustration : les efforts de ces derniers mois
pour faire voter le projet de loi dit " Fast Track ".
Celui-ci aurait permis à l'exécutif de négocier des
accords commerciaux sans que le Congrès ait son mot
à dire ni que le grand public en soit informé - un
simple " oui " ou " non " aurait suffi. Fast Track
reçut le soutien à peu près unanime des systèmes de
pouvoir mais, comme le Wall Street Journal l'admet

199

tait à contrecoeur, ses adversaires pourraient bien
disposer de " l'arme absolue " : la majorité de la
population. De fait, le grand public continua de
s'opposer au projet en dépit du tir de barrage média
tique, croyant sottement qu'il devait savoir ce qui lui
arrivait et y prendre une part active. De la même
façon, l'ALENA avait été imposé par la force en dépit
de l'opposition de l'opinion, restée ferme malgré le
soutien enthousiaste du pouvoir étatique, des grandes
sociétés et de leurs médias, qui refusaient même de
faire connaître la position du principal opposant, le
mouvement syndical, tout en dénonçant ses divers
méfaits, au demeurant parfaitement imaginaires.

Fast Track a été présenté comme touchant à la
liberté du commerce, mais c'est inexact. Le plus
ardent partisan du libre-échange s'y opposera pour
peu qu'il croie à la démocratie, qui est la véritable
question en jeu. Les accords prévus ne concernent pas
plus la liberté du commerce que les traités de
l'ALENA ou du GATT, devenu OMC, dont j'ai parlé
ailleurs.

Jeffrey Lang, représentant adjoint au Commerce, a
exprimé clairement la raison d'être officielle de Fast
Track : " Le principe de base des négociations est
qu'une seule personne [le Président] peut négocier au
nom des États-Unis2. " Le rôle du Congrès se réduit à
entériner les accords, celui du grand public à regarder
- de préférence ailleurs.

Ce " principe de base " est bien réel, mais d'une
application un peu limitée. Il est valable pour le
commerce, mais pas pour le reste - par exemple les
droits de l'homme. Dans ce cas, il est même inversé
les membres du Congrès doivent se voir accorder
toutes les occasions de veiller à ce que les États-Unis

200

maintiennent leur tradition - l'une des plus ancrées de la
planète - de non-ratification des accords. En ce domaine,
les quelques conventions parvenues jusqu'au Congrès y
sont restées bloquées pendant des années, et les rares fois
où elles ont été mises en oeuvre, elles ont été assorties de
conditions qui les rendent inopérantes aux États-Unis - en
d'autres termes, elles ne sont pas " autoexécutoires " et
comportent des réserves particulières.

Le commerce est une chose, la torture, les droits des
femmes et des enfants en sont une autre.

La distinction s'applique plus largement. La Chine
est menacée de sévères sanctions quand elle refuse de
souscrire aux exigences protectionnistes de Washing
ton ou vient s'ingérer dans les punitions imposées
aux Libyens. Mais la terreur et la torture qui règnent
dans le pays ne suscitent pas les mêmes réactions : dans
ce cas, les sanctions seraient " contre-productives ".
Elles gêneraient les efforts visant à étendre notre
croisade pour le respect des droits de l'homme aux
populations souffrantes de la Chine et de ses domaines,
tout comme le refus de former les militaires
indonésiens diminuerait " notre capacité à influencer
positivement [leur] comportement et [leur] politique
des droits de l'homme ", comme nous l'a récemment
expliqué le Pentagone. Nous devons donc poursuivre
notre effort missionnaire en Indonésie, sans tenir
compte des directives du Congrès. Après tout, cette
attitude est parfaitement raisonnable. Il suffit de se
souvenir comment, au début des années 1960, la forma
tion militaire dispensée par les États-Unis a " payé des
dividendes " et " encouragé " les militaires à mener à
bien des tâches nécessaires, selon les termes de Robert
McNamara, secrétaire à la Défense, informant le
Congrès et le Président après les immenses massacres

201

de 1965* qui firent en quelques mois des centaines de
milliers de morts - " sidérant massacre collectif " (New
York Times) qui provoqua une euphorie sans bornes chez
les " hommes de qualité " (le New York Times compris),
et valut bien des récompenses aux " modérés " qui
l'avaient dirigé. McNamara se félicitait tout particuliè
rement de ce que certaines universités américaines se
chargent de former les officiers indonésiens - " un
facteur très important " pour conduire " la nouvelle élite
politique indonésienne " (les militaires) sur le bon
chemin.

En définissant sa politique des droits de l'homme
envers la Chine, l'administration s'est peut-être aussi
souvenue des utiles conseils d'une mission militaire
envoyée par Kennedy en Colombie : " Recourir chaque
fois que c'est nécessaire aux paramilitaires, au sabotage
et/ou au terrorisme contre les militants communistes
connus " (terme qui désigne les paysans, les militants
syndicaux, les défenseurs des droits de l'homme, etc.).
Les élèves ne retinrent que trop bien la leçon : la
Colombie fut pendant les années 1990 la pire violatrice
des droits de l'homme de tout l'hémisphère, le tout avec
une assistance militaire américaine croissante.

Les gens raisonnables comprendront donc sans peine
qu'il serait contre-productif de trop importuner la Chine
sur des questions telles que la torture des dissidents ou
les atrocités commises au Tibet. Une telle pression pour
rait même lui faire subir " les nuisibles effets d'une mise

* Prétextant une menace de putsch dirigé par le parti communiste
indonésien, les militaires entreprirent d'exterminer sa direction et
ses militants, mais aussi les syndicats ouvriers et paysans, et plus

généralement tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un
" rouge " (NdT).

202

à l'écart de l'influence américaine " ; c'était la raison
avancée par un groupe de responsables de grandes
sociétés pour justifier la levée des barrières commer
ciales leur interdisant d'accéder aux marchés cubains,
sur lesquels ils pourraient travailler à ressusciter " les
heureux effets de l'influence américaine " - ceux qui
s'étaient fait sentir depuis la " libération " du pays, voilà
un siècle, jusqu'au régime Batista, qui s'étaient révélés
si bénéfiques en Haïti, au Salvador et dans bien d'autres
paradis contemporains, et qui, par le plus grand des
hasards, étaient aussi générateurs de gros profits'.

Ce genre de subtiles distinctions doit faire partie de la
panoplie de ceux qui aspirent à la respectabilité et au
prestige. Les ayant nous-mêmes maîtrisées, nous voyons
pourquoi les droits de l'homme, et ceux des investisseurs,
doivent être traités si différemment. En fait, la contra
diction touchant les " principes de base " n'est jamais
qu'apparente.

 

Les trous noirs de la propagande

11 est toujours éclairant de déceler ce qu'omettent les
campagnes de propagande. Fast Track bénéficia d'une
énorme publicité, mais plusieurs questions cruciales
disparurent dans le trou noir réservé aux sujets que l'on
juge peu judicieux de porter à la connaissance du grand
public. Parmi elles, comme je l'ai déjà signalé, le fait
que ce qui était en jeu n'était pas les accords commer
ciaux, mais la démocratie, et que de toute façon ces
derniers ne portaient pas sur la liberté du commerce.
Plus frappant encore, tout au long de l'intense campagne
médiatique, il ne semble pas avoir été fait mention une
seule fois d'un autre traité à venir, l'Accord multilatéral

203

sur l'investissement (AMI), qui aurait dû susciter des
inquiétudes bien plus vives que la question de savoir
comment faire en sorte que le Chili se joigne à l'ALENA
ou d'autres amuse-gueule destinés à convaincre de la
nécessité pour le Président de négocier seul les accords
commerciaux sans ingérence du public.

L'AMI est puissamment soutenu par les institutions
industrielles et financières, étroitement associées à sa
mise au point depuis le début : c'est le cas par exemple
du Conseil du commerce international américain qui,
pour reprendre sa propre formule, " fait progresser les
intérêts mondiaux des entreprises américaines, à l'inté
rieur comme à l'extérieur des frontières ". En janvier
1996, il publia un guide consacré à l'AMI qu'il diffusa
auprès de son électorat d'affaires et des milieux associés,
et certainement auprès des médias. Avant même que
Fast Track ne soit présenté au Congrès, le Conseil
réclama à l'administration Clinton l'intégration de
l'AMI dans ce projet de loi. C'est ce que le Miami
Herald rapporta en juillet 1997 - première mention,
apparemment, de l'AMI dans la presse, qui ne fut pas
suivie de beaucoup d'autres - nous y reviendrons'.

Dans ces conditions, pourquoi un tel silence sur l'AMI
pendant la controverse autour de Fast Track ? Une raison
plausible vient aussitôt à l'esprit : les responsables poli
tiques et médiatiques ne doutaient pas que, si l'opinion
publique venait à être informée de l'existence de l'AMI,
il y avait peu de chances qu'elle l'accueille avec joie.
Une fois les faits révélés, les adversaires du traité pour
raient de nouveau brandir l' " arme absolue ". Il est donc
compréhensible que les négociations aient été menées
derrière le " voile du secret ", pour reprendre la formule
de l'ancien président de la Haute Cour australienne,
Sir Anthony Mason, condamnant la décision de son propre

204

gouvernement de soustraire à la vue du public les discus
sions sur " un accord qui pourrait avoir un grand impact
sur l'Australie si jamais nous devions le ratiers ".

Aux États-Unis, aucune voix ne se fit entendre. De
toute façon, elles auraient été superflues : nos institutions
libres permettent de défendre beaucoup plus efficacement
le " voile du secret ".

Peu d'Américains savent quoi que ce soit de l'AMI,
qui depuis mai 1995 fait l'objet d'intenses négociations
au sein de l'OCDE. La date butoir originellement prévue
était mai 1997. Si cet objectif avait été atteint, le grand
public n'en aurait pas appris davantage sur cet accord
que sur la loi sur les télécommunications de 1996,
nouveau cadeau de l'État aux concentrations de pouvoir
privé, dont il ne fut guère question que dans les pages
économiques des journaux. Mais les pays de l'OCDE ne
purent parvenir à s'entendre à temps, et la date prévue
fut reculée d'un an.

À l'origine, le traité devait être conclu dans le cadre
de l'OMC. Mais les pays du Tiers Monde, notamment
l'Inde et la Malaisie, firent capoter les efforts en ce
sens ; ils comprirent parfaitement que les mesures envi
sagées les priveraient de moyens d'intervention dont les
pays riches avaient largement usé pour se faire une place
au soleil. Les négociations furent donc transférées dans
les bureaux plus discrets de l'OCDE où, espérait-on, on
parviendrait à un accord " que les pays en voie de déve
loppement accepteraient de signer ", comme l'écrivit
délicatement l'Economist de Londresb - faute de quoi,
d'ailleurs, l'accès aux marchés et aux ressources des
riches leur serait interdit. C'est le bon vieux concept de
la " liberté de choisir " dans des systèmes où règnent de
fortes inégalités de pouvoir et de richesse.

205

Pendant près de trois ans, la vile multitude fut donc
maintenue dans une bienheureuse ignorance presque
complète. Presque, car dans le Tiers Monde l'accord était
une question brûlante depuis le début de 1997(7). En
Australie, les pages économiques des journaux révélèrent
le pot aux roses en janvier 1998, provoquant de vives
controverses dans la presse - et la condamnation de Sir
Anthony Mason, s'exprimant lors d'une convention à
Melbourne. L'opposition, rapportèrent les journaux,
" pressa le gouvernement de communiquer le texte à la
commission parlementaire chargée de l'examen des
traités " avant de le signer. Mais celui-ci refusa de fournir
les informations détaillées demandées et de permettre au
Parlement d'enquêter : " Notre position sur l'AMI est
très claire, fit-il savoir : nous ne signerons rien à moins
qu'il ne soit clairement démontré qu'il est dans l'intérêt
national de le faire. " Comprenez : " Nous ferons comme
nous l'entendrons " - ou, plus exactement, nous ferons ce
que nous diront nos maîtres ; et, conformément à une
vieille convention, l' " intérêt national " sera défini par les
centres de pouvoir, réunis toutes portes closes.

Sous la pression, le gouvernement finit pourtant, quel
ques jours plus tard, par permettre à une commission
parlementaire d'examiner l'AMI. Les responsables de la
presse, à contrecoeur, approuvèrent cette décision : elle
était devenue nécessaire pour lutter contre l'" hystérie
xénophobe " entretenue par les " alarmistes " et
" l'alliance impie des groupes d'aide au Tiers Monde,
des syndicats, des écologistes, et de quelques partisans
de la bonne vieille théorie de la conspiration ". Il conve
nait toutefois de prendre garde : après cette regrettable
concession, il serait " d'une importance capitale que le
gouvernement ne cède pas davantage sur son vif engage
ment " en faveur de l'AMI. Le gouvernement lui-même

nia toute volonté de secret, faisant remarquer qu'un
premier état du traité était disponible sur Internet - ce
grâce aux groupes de militants qui l'avaient mis en ligne
après que des fuites leur eurent permis d'apprendre son
existence(8). Soyons donc rassurés : en définitive, la
démocratie règne bel et bien en Australie !

Au Canada, où le risque d'une incorporation aux États
Unis semble accéléré par la " liberté du commerce ",
" l'alliance impie " a connu un succès beaucoup plus
grand. Depuis un an, le traité est discuté dans les princi
paux quotidiens et hebdomadaires, à la télévision et dans
les réunions publiques. La Colombie-Britannique a annoncé
à la Chambre des communes qu'elle était " vivement
opposée " au projet d'accord, soulignant qu'il impose
" d'inacceptables restrictions " aux organismes élus, aux
niveaux fédéral, provincial et local, qu'il aurait aussi un
impact négatif sur les programmes sociaux (assistance
médicale et autres), la protection de l'environnement et la
gestion des ressources naturelles, que " l'investissement "
y est défini de manière extraordinairement large - et autres
atteintes à la démocratie et aux droits de l'homme. Les
autorités de la province se sont montrées tout particuliè
rement hostiles aux dispositions permettant aux grandes
sociétés d'attaquer en justice les gouvernements tout en
restant elles-mêmes à l'abri de toute poursuite - l'accord
prévoit que leurs propres actions judiciaires seront réglées
par des " commissions de conciliation non élues et n'ayant
pas de comptes à rendre ", composées " d'experts en ques
tions commerciales ", agissant sans règles de transparence
ni obligation de présenter des preuves, et dont les décisions
seront sans appel.

Le voile du secret ayant été déchiré par de grossières
interventions d'en bas, le gouvernement canadien se vit
contraint d'assurer l'opinion publique que, s'il l'avait

tenue dans l'ignorance, c'était pour son bien. La tâche fut
confiée au ministre chargé du Commerce international,
Sergio Marchi. Il déclara lors d'un débat télévisé sur la
chaîne CBC " vouloir penser que le peuple serait rassuré "
par " l'approche honnête dont, je crois, témoigne notre
Premier ministre " et par " l'amour du Canada qui est le
sien ". Voilà qui devrait régler la question. La démocratie
est donc en pleine santé au Canada aussi.

Selon CBC, le gouvernement canadien - comme celui
de l'Australie - n'avait " actuellement aucun projet visant
à légiférer sur l'AMI ", et " le ministre du Commerce a
ajouté que ce ne serait peut-être pas nécessaire ", puisque
l'accord " n'est qu'une extension de l'ALENA9 ".

Le traité fut discuté dans les médias en France et en
Angleterre, mais j'ignore si dans ces deux pays, ou dans
le reste du monde libre, on a jugé nécessaire d'assurer le
grand public que ses intérêts seraient servis au mieux s'il
avait foi dans des dirigeants qui " l'aiment ", " témoi
gnent d'une grande honnêteté " et défendent résolument
" l'intérêt national ".

On ne sera pas surpris d'apprendre que ce conte de fées a
suivi un cours tout à fait exceptionnel dans le pays le plus
riche du monde, où les " hommes de qualité " se déclarent
champions de la liberté, de la justice, des droits de l'homme
et, par-dessus tout, de la démocratie. Les responsables des
médias savaient certainement depuis le début à quoi s'en
tenir sur l'AMI et ses conséquences, tout comme les intel
lectuels et les experts habituels. J'ai déjà noté que le monde
des affaires était non seulement au courant mais activement
impliqué. Toutefois, dans une impressionnante démonstra
tion d'autodiscipline - hormis de rares exceptions qui se
réduisent à la marge d'erreur statistique -, la presse libre a
réussi à maintenir dans l'ignorance ceux qui lui font
confiance - tâche difficile dans un monde complexe.

Les grandes sociétés soutiennent l'AMI sans réserve.
Leur silence anéantit toute possibilité de le prouver, mais
on peut raisonnablement estimer que les secteurs qui, au
sein du monde des affaires, ont la charge d'éclairer le
public sont tout aussi enthousiastes. Toutefois, là encore,
ils comprennent bien que l'" arme absolue " pourrait
être dégainée si d'aventure la vile multitude avait vent
de ce qui se passe. Le dilemme a une solution naturelle
nous l'observons depuis bientôt trois ans.

 

Électorats dignes et indignes

Les défenseurs de l'AMI peuvent faire valoir un argu
ment de poids : ceux qui le critiquent ne disposent pas
des informations nécessaires pour se montrer pleinement
convaincants. C'était précisément la fonction du " voile
du secret ", qui de ce point de vue a atteint son objectif.
C'est tout particulièrement vrai aux États-Unis, où les
institutions démocratiques sont les plus stables et les plus
anciennes du monde et où l'on peut à bon droit se flatter
de vivre dans le modèle d'une démocratie capitaliste
d'État. Compte tenu de cette expérience et de ce statut, on
se doute que les principes démocratiques y sont claire
ment compris et lucidement énoncés en haut lieu. Samuel
Huntington, politologue distingué de Harvard, observait
dans son livre American Politics que le pouvoir, s'il veut
être efficace, doit rester invisible : " Les architectes du
pouvoir aux États-Unis doivent créer une force qui peut
être ressentie, mais pas vue. Le pouvoir demeure fort tant
qu'il reste dans l'obscurité : exposé à la lumière du jour,
il commence à s'évaporer. " La même année (1981), il
illustra cette thèse en expliquant la fonction de la
" menace soviétique " : " Il se peut qu'il vous faille

vendre [une intervention militaire ou une autre action du
même genre] de manière à créer l'impression trompeuse
que c'est l'Union soviétique que vous combattez. C'est
ce que font les États-Unis depuis la doctrine Truman10. "

C'est à l'intérieur de ces limites - créer " une impres
sion trompeuse " pour duper l'opinion publique et
l'exclure entièrement des débats - que les dirigeants
responsables pourront exercer leur art dans les sociétés
démocratiques.

Il serait cependant injuste d'accuser l'OCDE d'avoir
mené les négociations en secret. Après tout, les contesta
taires sont bien parvenus à mettre en ligne un premier
état du traité, qu'ils s'étaient procuré par des méthodes
illicites. Les lecteurs de la " presse alternative " et des
revues tiers-mondistes, et tous ceux qu'infecte
" l'alliance impie ", suivent l'évolution des négociations
depuis le début de 1997 au moins. Et, pour nous en tenir
à l'opinion dominante, on ne peut nier la participation
directe de cette organisation qui " fait progresser les
intérêts mondiaux des milieux d'affaires américains " et
ceux de leurs homologues des pays riches (le Conseil du
commerce international américain).

Toutefois, quelques secteurs ont été un peu négligés
le Congrès, par exemple. En novembre dernier, vingt
cinq membres de la Chambre des représentants ont
adressé au président Clinton une lettre dans laquelle ils
l'informaient que les négociations sur l'AMI " étaient
parvenues à [leur] attention " - sans doute grâce aux
efforts des activistes et des groupes de défense de
l'intérêt public" -, et lui demandaient de répondre à trois
questions simples

1) " Étant donné les récentes affirmations de votre admi
nistration selon lesquelles elle ne peut négocier des accords
compliqués, multisectoriels ou multilatéraux sans l'autorité

210

que lui conférerait le projet "Fast Track", comment l'AMI
a-t-il pu parvenir pratiquement à son terme ", alors que
c'est un texte " aussi compliqué que l'ALENA ou le
GATT ", avec des dispositions qui " exigeraient d'impor
tantes limitations dans l'application des lois américaines et
dans la définition des politiques de régulation des investis
sements au niveau fédéral, des États ou local " ?

2) " Comment cet accord a-t-il pu faire l'objet de
négociations depuis mai 1995 sans que le Congrès ait été
consulté, étant donné l'autorité constitutionnelle exclu
sive qui est la sienne s'agissant de la réglementation du
commerce international ? "

3) " L'AMI comporte de nombreuses formules qui
permettraient à de grandes sociétés, ou à des investis
seurs étrangers, de poursuivre en justice le gouverne
ment américain et de lui réclamer des indemnités s'il
entreprenait toute action restreignant la "jouissance" de
leurs investissements. Ce langage général et vague va
bien au-delà de la notion très limitée que définissent les
lois américaines. Pourquoi les États-Unis devraient-ils se
dépouiller volontairement de leur immunité souveraine
et prendre la responsabilité de certains dommages au
nom de formules aussi vagues, telle celle concernant
toute action qui aurait "un effet équivalent" à une expro
priation "indirecte" ? "

S'agissant de ce dernier point, il se pourrait que les
signataires aient eu à l'esprit le procès intenté par Ethyl
Corporation - célèbre producteur d'essence au plomb -
contre le Canada, lui réclamant 250 millions de dollars à
titre de réparations pour " expropriation " et pour les
dommages causés à sa " bonne réputation ". Le Canada
a en effet voté une loi interdisant l'usage du MMT, un
additif à l'essence, le considérant comme une toxine
dangereuse et un risque important pour la santé,

211

d'accord en cela avec l'Agence américaine de protection
de l'environnement, qui en a sévèrement limité l'usage,
et l'État de Californie, qui l'a purement et simplement
interdit. La plainte demandait également des dommages
et intérêts pour l'effet " effrayant " de la loi canadienne,
qui a conduit la Nouvelle-Zélande et plusieurs autres
pays à réexaminer leur attitude envers l'emploi du
MMT. Peut-être les parlementaires songeaient-ils plutôt
au procès intenté à l'État mexicain par la firme améri
caine Metalclad, spécialiste du traitement des déchets
toxiques, exigeant 90 millions de dollars pour " expro
priation " : un site où elle comptait entreposer ces
déchets avait en effet été déclaré zone écologique12.

De telles procédures judiciaires sont parfaitement
autorisées par les règles de l'ALENA, qui accordent en
fait aux grandes sociétés les droits qui sont ceux des
États nationaux (et non plus seulement ceux des indi
vidus, comme auparavant). L'objectif est sans doute de
mettre à l'épreuve et, si possible, de repousser les
(vagues) limites posées par ces règles. Il s'agit aussi
probablement d'une manoeuvre d'intimidation,
procédé classique et souvent efficace permettant à
ceux qui ont les poches bien garnies d'obtenir ce qu'ils
veulent par le biais de menaces judiciaires parfois
parfaitement frivoles".

" Considérant l'énormité des implications potentielles
de l'AMI ", concluaient les congressistes dans leur lettre
au Président, " nous attendons avec impatience votre
réponse à ces questions ". Ils finirent par en recevoir
une, qui ne disait rien. Les médias furent informés de cet
épisode mais, à ma connaissance, aucun n'en a fait

mention14.

Outre le Congrès, on avait aussi oublié le grand
public. Pour autant que je sache, hormis dans les revues

212

spécialisées, aucun article de la grande presse n'évoque
l'AMI avant le milieu de 1997 - et depuis, pratiquement
aucun ne l'a fait. Comme je l'ai dit, le Miami Herald, en
juillet 1997, y fit allusion, signalant que le monde des
affaires s'était impliqué avec enthousiasme dans sa
conception. En décembre, le Chicago Tribune consacra
un article à la question, observant qu'elle n'avait " reçu
aucune attention de la part du grand public ni suscité
aucun débat politique ", hormis au Canada. " Aux États
Unis, ce silence semble délibéré ", poursuivait le quoti
dien : " Selon des sources gouvernementales, l'adminis
tration Clinton [...] n'a aucun désir de susciter de
nouveaux débats sur l'économie mondiale. " Compte
tenu de l'humeur de l'opinion publique, mieux vaut
garder le secret, en comptant sur la complicité du
système médiatique.

Quelques mois plus tard, le New York Times rompit le
silence en faisant paraître une publicité payante du Forum
international sur la mondialisation, opposé au traité. La
publicité citait une manchette de Business Week décrivant
l'AMI comme " l'accord commercial explosif dont vous
n'avez jamais entendu parler ". " L'accord [...] réécrirait
les règles du droit de propriété étranger - affectant tous les
domaines, des usines à l'immobilier et même aux valeurs
boursières. Mais la plupart des législateurs n'ont jamais
entendu parler de l'Accord multilatéral sur l'investisse
ment, les pourparlers secrets menés par l'administration
Clinton s'étant déroulés hors de portée des radars du
Congrès " et les médias ayant respecté le voeu de silence
de la Maison-Blanche. Pourquoi ? demandait le Forum
international. Son passage en revue des principales dispo
sitions du traité suffisait à donner la réponse.

Quelques jours plus tard, le 16 février 1998, le journal
de la télévision publique américaine consacra un sujet à

213

l'AMI. Une semaine après, le Christian Science Monitor
fit paraître un article (plutôt léger). La New Republic
avait déjà noté que l'opinion publique s'inquiétait. C'est
que la question n'avait pas été traitée comme il conve
nait par les milieux respectables, concluait le journal,
parce que " la grande presse ", qui " généralement
penche vers la gauche [...], penche encore plus vers
l'internationalisme ". Les journalistes gauchistes
n'avaient donc pas discerné à temps l'opposition du
grand public à Fast Track, et ne se rendaient pas compte
que les mêmes fauteurs de troubles " se préparaient déjà
à la bataille " contre l'AMI. La presse devait assumer
ses responsabilités plus sérieusement et lancer une
attaque préventive contre la " paranoïa anti-AMI ", qui a
" ricoché sur Internet " et même donné lieu à des confé
rences publiques. Il ne suffisait pas de ridiculiser
l'adversaire, et garder le silence pouvait se révéler une
mauvaise idée si les pays riches voulaient pouvoir
" verrouiller la libéralisation des lois sur les investisse
ments internationaux, tout comme le GATT a codifié
celle du commerce ".

Le 1" avril 1998, le Washington Post donna à la
nouvelle une audience nationale, avec une tribune libre
d'un membre de sa rédaction, Fred Hiatt. Comme de
coutume, il fit des gorges chaudes des critiques et des
accusations de " secret " - des militants n'avaient-ils pas
mis (illicitement) en ligne le texte du traité ? Comme tous
ceux qui tombent à ce niveau d'apologétique, Hiatt
s'abstenait de tirer les conclusions qui s'imposaient : les
médias devaient quitter la scène. Toutes les preuves
qu'ils avançaient pouvaient être découvertes par
quiconque menant une recherche un peu fouillée, et toute
analyse, commentaire ou débat était déclaré hors sujet.

Hiatt écrivait que " l'AMI n'a pas suscité beaucoup
d'attention à Washington " - en effet, surtout dans son
journal - un an après la première date butoir prévue pour
sa signature et trois semaines avant la seconde. Il se limi
tait à quelques commentaires officiels parfaitement
creux mais présentés comme autant de faits incontes
tables, et ajoutait que le gouvernement a " appris de
l'épisode Fast Track qu'il faut aujourd'hui plus que
jamais consulter pendant que les traités sont encore en
voie d'élaboration - syndicats, responsables locaux,
écologistes et bien d'autres ". Comme nous l'avons vu,
c'est tout à fait ce qui s'est passé15...

Peut-être en réaction à la lettre des parlementaires ou
à l'apparition des " cinglés ", Washington, le 17 février
1998, publia une déclaration officielle sur l'AMI. Signée
par Stuart Eizenstat, sous-secrétaire d'État, et par Jeffrey
Lang, représentant adjoint au Commerce, elle parut dans
l'indifférence générale, du moins à ma connaissance.
Bien que tout à fait passe-partout, elle aurait mérité de
faire les gros titres compte tenu de ce qui était déjà paru
(à peu près rien). On n'y trouve aucun argument, les
vertus de l'AMI sont considérées comme allant de soi.
S'agissant de la main-d'oeuvre, de l'environnement, le
message est le même que celui des gouvernements
australien et canadien : " Faites-nous confiance et
bouclez-la. "

Une bonne nouvelle autrement plus intéressante était
annoncée : les États-Unis avaient pris la tête, à l'OCDE,
de ceux qui voulaient veiller à ce que l'accord " vienne
compléter nos efforts plus larges " - et jusque-là
inconnus - " pour soutenir le développement durable et
le respect des normes du travail ". Eizenstat et Lang se
déclaraient " ravis que les autres participants soient
d'accord avec nous " sur ces questions. De surcroît, les

pays de l'OCDE convenaient également de " l'impor
tance d'une collaboration étroite avec leurs électorats en
vue de parvenir à un consensus " sur l'AMI. Comme
nous, ils comprenaient bien qu' " il est fondamental
qu'ils aient un intérêt dans ce processus ". La déclara
tion ajoutait que, " dans un souci de plus grande transpa
rence ", " l'OCDE [avait] accepté de rendre public le
texte d'un premier état de l'accord ", peut-être même
avant la date butoir".

Nous voici enfin en présence d'un témoignage éclatant
de respect de la démocratie et des droits de l'homme.
L'administration Clinton proclame qu'elle veille à ce que
ses " électorats domestiques " jouent un rôle actif " en
vue de parvenir à un consensus " sur l'AMI.

Mais qui sont ces " électorats domestiques " ? Un
simple coup d' oeil sur des faits avérés suffit pour
répondre. Le monde des affaires a joué un rôle actif
depuis le début des négociations. Le Congrès n'a pas été
informé, et le grand public - l' " arme absolue " - a été
tenu dans l'ignorance. Un simple exercice de logique
élémentaire nous apprend donc ce que l'administration
Clinton entend par cette formule.

C'est une leçon utile. Les valeurs qui dictent leurs
actions aux puissants sont rarement énoncées avec autant
de franchise et de précision. Pour être juste, les États
Unis n'en ont pas le monopole. Elles sont partagées par
les centres de pouvoir étatiques et privés dans d'autres
démocraties parlementaires, et par leurs homologues
dans celles où il est inutile de multiplier les fioritures
rhétoriques sur la " démocratie ".

Tout cela est parfaitement clair. Ne pas s'en apercevoir
exigerait beaucoup de talent, tout comme ne pas se rendre
compte que ces faits illustrent les mises en garde de
Madison, formulées voilà deux cents ans. Il déplorait

216

" l'insolente dépravation de [son] temps ", les agioteurs
devenant " la garde prétorienne du gouvernement - à la
fois ses outils et ses tyrans, corrompus par ses largesses et
l'intimidant par leurs clameurs et leurs intrigues ".

Ces observations touchent au coeur même de l'AMI.
Comme la plupart des politiques menées ces dernières
années, surtout dans les sociétés anglo-américaines, le
traité a pour fonction de saper la démocratie et les droits
des citoyens en transférant toujours plus de pouvoir de
décision à des institutions privées, aux gouvernements
qui les considèrent comme leurs " électorats domes
tiques " et à l'organisation internationale avec laquelle
elles ont des " intérêts communs ".

 

Les termes de l'AMI

Qu'énoncent les termes de l'AMI, et que laissent-ils
présager ? Que découvririons-nous si l'on permettait aux
faits et aux enjeux d'être présentés publiquement ?

II ne peut y avoir de réponse définitive à ces
questions. Elle nous resterait inaccessible même si nous
disposions du texte complet du traité, de la liste
détaillée des réserves introduites par les signataires et
du compte rendu intégral des négociations. La raison en
est que la réponse n'est pas dans les mots, mais dans les
relations de pouvoir qui imposent leurs interprétations.
Il y a deux siècles, Oliver Goldsmith, dans ce qui était
alors la principale démocratie, faisait observer que " la
loi broie le pauvre, et elle est faite par les riches " - la
loi telle qu'elle fonctionne, s'entend, en dépit de toutes
les belles formules. Ce principe est toujours valide'.

Là encore, ces remarques sont des truismes qui ont de
larges applications. On ne trouvera rien, dans la Consti

217

tution américaine et ses amendements, qui autorise
l'octroi de droits civiques (liberté d'expression, protection
contre la prise de corps, droit d'acheter les élections, etc.)
à ce que les historiens du droit appellent des " entités juri
diques collectives ", entités considérées comme des
" personnes immortelles " et dont les droits dépassent de
loin ceux des individus, quand on tient compte de leur
pouvoir, et sont désormais étendus à ceux des États,
comme nous l'avons vu. On examinera en vain la Charte
des Nations unies pour y découvrir les fondements de
l'autorité dont se réclame Washington pour recourir à la
force et à la violence en vue de défendre l' " intérêt
national " tel qu'il est défini par les " personnes immor
telles ", qui jettent sur les autres sociétés " cette ombre
appelée politique ", pour reprendre la formule très évoca
trice de John Dewey. Le code pénal américain définit le
" terrorisme " avec une grande clarté, la loi punit sévère
ment ce genre de crime. Mais rien n'indique que les
" architectes du pouvoir " doivent échapper aux sanctions
pour leur emploi de la terreur d'État, sans même parler de
leurs monstrueux clients (du moins tant qu'ils jouissent
des faveurs de Washington) : Suharto, Saddam Hussein,
Mobutu, Noriega et bien d'autres, grands ou petits.
Comme le font remarquer, année après année, les organi
sations de défense des droits de l'homme, toute l'aide
étrangère américaine ou presque est illégale, la loi interdi
sant l'assistance à des pays qui recourent à " l'usage
systématique de la torture ". C'est en tout cas le texte de la
loi, mais est-ce bien son esprit ?

L'AMI appartient à la même catégorie de textes. Il
existe une " analyse du pire " qui sera la bonne si " le
pouvoir reste dans l'ombre " et si les avocats des
grandes sociétés sont en mesure d'imposer leur interpré
tation des formules délibérément tarabiscotées et ambi

218

guës du traité. II existe bien sûr d'autres interprétations
moins menaçantes, qui s'avéreront peut-être exactes si
l'" arme absolue " l'emporte et si les procédures démocra
tiques influencent le processus. L'un des scénarios possi
bles est alors le démantèlement de toute la structure de
pouvoir et des institutions illégitimes sur lesquelles elle
repose. Mais ces questions doivent être résolues par l'orga
nisation populaire et l'action, pas par les mots.

On pourrait critiquer ici certains des opposants à l'AMI
(dont moi-même). Le texte définit les droits des " inves
tisseurs ", non ceux des citoyens - qui sont réduits en
proportion. Ses détracteurs parlent donc d'" accord sur les
droits des investisseurs ", ce qui est vrai, mais un peu
trompeur. Qui sont ces " investisseurs " ?

En 1997, la moitié des actions étaient détenues par
1 % (la fraction la plus riche) des foyers, et près de 90 %
par le dixième le plus fortuné (la concentration est
encore plus forte pour les obligations et les fidéicommis,
comparable pour les autres avoirs) ; en ajoutant les fonds
de retraite, on obtient une distribution à peine plus égali
taire au sein du cinquième de la population le plus aisé.
Il est donc compréhensible que la radicale inflation des
avoirs au cours de ces dernières années ait suscité
l'enthousiasme. Et le contrôle effectif des grandes
sociétés est entre un petit nombre de mains, institution
nelles et personnelles, le tout avec l'appui de la loi, après
un siècle d'activisme judiciaire".

Le terme " investisseurs " ne devrait pas évoquer
l'image d'un prolétaire à l'usine mais celle de Caterpillar
Corporation, qui vient juste de briser une grève de
grande ampleur en tirant parti de ces investissements
tant vantés à l'étranger : grâce à la remarquable crois
sance de ses profits - semblable à celle d'autres " électo
rats domestiques " -, elle a créé à l'étranger une capacité

219

de production excédentaire pour venir à bout des
travailleurs de l'Illinois qui tentaient de résister à la
dégradation de leurs salaires et de leurs conditions de
travail. De tels événements sont très largement dus à la
libéralisation financière de ces vingt-cinq dernières
années, qui sera encore renforcée par l'AMI - notons à
ce sujet que cette période a également été marquée par
une croissance exceptionnellement faible (cela concerne
aussi le " boom " actuel, qui constitue le redressement le
plus médiocre de l'après-guerre), une réduction des
salaires et d'importants profits - sans parler des restric
tions au commerce imposées par les riches.

S'agissant de l'AMI et d'autres accords du même
type, il vaudrait donc mieux parler, plutôt que de " droits
des investisseurs ", de " droits des grandes sociétés ".
Les véritables " investisseurs " sont en effet des entités
juridiques collectives, non des " personnes " telles que
les définissaient l'usage courant et la tradition avant que
l'activisme judiciaire moderne ne crée le pouvoir actuel
des grandes sociétés.

Ce qui fait surgir une autre critique. Les opposants à
l'AMI affirment souvent que le traité accorde trop de
droits à ces firmes. Mais dire que le roi, le dictateur ou
le propriétaire d'esclaves ont trop de droits, c'est déjà
céder du terrain. Pour être encore plus exact, il faudrait
ainsi parler, à propos des mesures prévues par l'AMI,
non pas d' " accords sur les droits des grandes
sociétés ", mais sur le pouvoir des grandes sociétés.
Après tout, on ne voit pas pourquoi elles devraient avoir
des droits.

Voilà un siècle qu'a eu lieu leur prise de pouvoir dans
les pays où règne le capitalisme d'Etat, partiellement en
réaction à de massives défaillances du marché. Les
conservateurs - espèce quasiment disparue aujourd'hui -

220

s'opposèrent à juste titre à cette attaque menée contre les
principes fondamentaux du libéralisme classique. On
peut rappeler la piètre idée qu'avait Adam Smith des
" sociétés par actions " de son temps, surtout si leurs
responsables se voyaient accorder une certaine indépen
dance, et sa dénonciation de la corruption inhérente au
pouvoir privé, " conspiration contre le public ", selon
son acerbe formule, quand les hommes d'affaires se
retrouvent pour déjeuner, et plus encore quand ils
forment des entités juridiques collectives et nouent des
alliances entre eux, tandis que le pouvoir d'État leur
octroie des droits exorbitants qu'il ne cesse de renforcer.

En gardant à l'esprit ces conditions, revenons à
certaines dispositions prévues par l'AMI en nous fiant
aux informations qui ont pu parvenir au public grâce à
l' " alliance impie ".

Les " investisseurs " se voient garantir le droit de
déplacer librement leurs avoirs, financiers ou productifs,
sans " ingérence du gouvernement " (c'est-à-dire de la
voix de l'opinion publique). Grâce à des chicaneries
fréquentes dans le monde des affaires et parmi les
avocats des grandes sociétés, les droits accordés aux
investisseurs étrangers peuvent être facilement transférés
à leurs collègues du pays. De nombreux droits démocra
tiques pourraient ainsi être supprimés, dont ceux qui
garantissent la propriété locale, le partage des technolo
gies, l'encadrement local, la responsabilité des grandes
sociétés, le salaire minimum, les mesures préférentielles
(zones défavorisées, minorités, femmes, etc.), la protec
tion des droits syndicaux, du consommateur et de l'envi
ronnement, les restrictions imposées à l'usage des
produits dangereux, la défense des petites entreprises, le
soutien aux industries stratégiques émergentes, les
réformes agraires, le contrôle par les travailleurs et les

221

communautés (c'est-à-dire les fondements d'une démo
cratie authentique), l'activité syndicale (qui pourrait être
considérée comme une atteinte illégale à l'ordre), et
ainsi de suite.

Les " investisseurs " auront désormais le droit de
poursuivre en justice l'appareil d'État, à tous les niveaux,
s'ils estiment qu'il viole les droits qui leur ont été
accordés. Bien entendu, il n'existe aucune réciprocité,
gouvernements et citoyens ne pouvant déposer plainte
contre eux. En ce domaine, les procès intentés par Ethyl
et Metalclad sont des coups de sonde exploratoires.

Aucune restriction ne peut être imposée à l'investisse
ment dans les pays qui violent les droits de l'homme
-l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid, la Birmanie
aujourd'hui. Les puissants sont au-dessus des traités
comme des lois.

D est également interdit de chercher à restreindre les
flux de capitaux, comme le fit par exemple le Chili pour
décourager leur afflux à court terme - une initiative qui,
pense-t-on généralement, a quelque peu protégé le pays
des effets destructeurs de marchés financiers hautement
volatils, soumis à des comportements moutonniers aussi
imprévisibles qu'irrationnels. Même chose pour les
mesures à plus long terme qui pourraient contrebalancer
les effets délétères de la libéralisation des capitaux finan
ciers. Cela fait des années que des propositions sérieuses
sont avancées pour mettre en oeuvre de telles proposi
tions, mais jamais elles n'ont été incluses dans les
programmes des " architectes du pouvoir ". Certes, il se
pourrait que l'économie souffre de la libéralisation finan
cière, comme le montrent de nombreux éléments, mais
c'est bien peu de chose en comparaison des avantages
substantiels qu'elle offre depuis vingt-cinq ans sous
l'impulsion des gouvernements anglais et américain. Elle

222

contribue en effet à la concentration de la richesse, à
fournir des armes puissantes pour lutter contre les
programmes sociaux, à entraîner une " importante
retenue des salaires " et une " retenue atypique des
augmentations compensatoires, [qui] semble due pour
l'essentiel à une plus grande insécurité des travailleurs "
- phénomène si cher à Alan Greenspan et à l'administra
tion Clinton et sous-tendant un " miracle économique "
qui impressionne ceux qui en bénéficient et les observa
teurs naïfs, surtout à l'étranger.

Rien de bien surprenant dans tout cela. Ceux qui, après
la Seconde Guerre mondiale, édifièrent le nouveau
système économique international étaient partisans de la
liberté du commerce, mais aussi de la réglementation des
flux de capitaux : c'était même le fondement des accords
de Bretton Woods et de la charte du FMI. La raison en est
que l'on s'attendait, de manière assez plausible, à ce que
la libéralisation financière gêne la liberté du commerce et
constitue une arme puissante contre la démocratie et
l'État-providence, massivement soutenu par l'opinion
publique. La réglementation des flux de capitaux permet
trait aux gouvernements de mener une politique monétaire
et fiscale, d'assurer le plein emploi et la mise en oeuvre de
programmes sociaux sans avoir à redouter les fuites de
capitaux, comme le fit remarquer Harry Dexter White, le
négociateur américain, approuvé par John Maynard
Keynes, son homologue britannique. Inversement, la
liberté des flux de capitaux permettrait la création de ce
que certains économistes ont appelé un " Sénat virtuel ",
au sein duquel un capital financier fortement concentré
imposerait sa politique sociale à des populations réticentes
et punirait les gouvernements indociles par des fuites de
capitaux". Les hypothèses sur lesquelles reposaient les
accords de Bretton Woods restèrent largement domi

223

nantes pendant l'" âge d'or " de l'après-guerre, marqué
par une forte croissance de l'économie et de la producti
vité, ainsi que par l'extension des conquêtes sociales. Le
système fut démantelé par Richard Nixon avec le soutien
de la Grande-Bretagne, puis des autres grandes puis
sances. La nouvelle orthodoxie fut institutionnalisée au
sein du " consensus de Washington ", dont les consé
quences sont assez conformes à ce que redoutaient les
concepteurs du système de Bretton Woods.

Le " consensus " a provoqué pour les " miracles écono
miques " un vif enthousiasme, qui commence toutefois à
faiblir chez les gérants de l'économie mondiale suite aux
désastres qui se sont succédé depuis la libéralisation des
capitaux financiers à partir des années 1970, menaçant les
" électorats domestiques " au même titre que les popula
tions. Joseph Stiglitz, principal économiste de la Banque
mondiale, les responsables du Financial Times de Londres
et bien d'autres, proches des centres de pouvoir, ont
réclamé des mesures pour réglementer les flux de capitaux,
suivant l'exemple d'institutions aussi respectables que la
Banque des règlements internationaux. La Banque
mondiale elle-même semble avoir changé de cap. En fait,
non seulement l'économie mondiale est complexe, mais il
devient difficile d'ignorer certaines faiblesses graves,
comme d'ailleurs d'y remédier. Il se pourrait bien que l'on
assiste à des changements inattendus".

En ce qui concerne l'AMI, il prévoit que les signataires
seront liés pour vingt ans. C'est là " une proposition du
gouvernement américain ", selon un porte-parole de la
Chambre de commerce canadienne, par ailleurs principal
conseiller aux investissements et au commerce de la
branche canadienne d'IBM et représentant son pays dans
les débats publics".

224

Le traité comporte un " effet de cliquet* ",
conséquence directe des dispositions relatives au
standstill et au rollback. Le premier signifie qu'il sera
impossible de voter toute loi nouvelle qui serait jugée non
conforme à l'AMI ; le second impose l'élimination de
toute législation déjà existante qui serait pareillement
considérée comme contraire au traité. Dans les deux cas,
on devine sans peine qui sera chargé de vérifier la confor
mité à l'accord. L'objectif est d'" enchaîner " les pays
signataires à des arrangements qui, au fil du temps,
réduiront de plus en plus l'arène publique et, en outre,
transféreront le pouvoir aux " électorats domestiques " et
à leurs structures internationales. Parmi elles, un imposant
ensemble d'alliances entre grandes sociétés visant à admi
nistrer la production et le commerce, en s'appuyant sur
des États puissants chargés de maintenir le système tout
en socialisant les coûts et les risques pour le compte de
leurs multinationales respectives - c'est-à-dire à peu près
toutes, selon des études techniques récentes.

La signature de l'AMI a été fixée au 27 avril 1998, mais
à mesure que la date approche il devient de plus en plus
clair qu'elle sera retardée en raison de la montée des
protestations populaires et de querelles entre membres du
club. Selon les rumeurs filtrant des organes de pouvoir
(essentiellement de la presse économique étrangère), ces
querelles portent sur la volonté de l'Union européenne et
des États-Unis d'accorder des faveurs à leurs États

 

* D'abord repéré par les économistes en matière de consomma
tion des ménages, cet effet explique que leur consommation ne

baisse pas alors que leurs revenus diminuent ; la situation ne change
qu'après épuisement de l'épargne. De manière plus générale,

l'" effet de cliquet " a pour conséquence de rendre impossible tout
retour en arrière (NdT).

225

clients : les efforts européens visent à se créer un marché
intérieur semblable à celui dont jouissent les multinatio
nales américaines, la France et le Canada émettent des
réserves afin de conserver un certain contrôle sur leur
industrie culturelle (menace beaucoup plus grave pour les
petits pays), et l'Europe proteste contre les formes les plus
arrogantes de l'ingérence américaine sur les marchés,
comme le Helms-Burton Act.

L'Economist signale d'ailleurs d'autres problèmes.
Les questions relatives au travail et à l'environnement,
" à peine mentionnées au début ", deviennent de plus en
plus difficiles à évincer. Et il est tout aussi compliqué
d'ignorer les paranoïaques qui " veulent voir inscrites
dans le traité des normes exigeantes imposées aux inves
tisseurs étrangers " dans ces deux domaines, car " leurs
violentes attaques sont diffusées par un réseau de sites
Internet, si bien que les négociateurs ne savent plus trop
comment procéder ". Une possibilité serait de tenir
compte de ce que veut l'opinion publique, mais c'est une
option exclue par principe puisqu'elle saperait la raison
d'être de toute l'entreprise 2.

Si les délais n'étaient pas respectés, si la tentative était
abandonnée, cela ne prouverait pas pour autant que " tout
cela n'a servi à rien ", précise l'Economist à l'intention
de son lectorat. Des progrès ont été faits et, " avec un peu
de chance, des éléments de l'AMI pourraient faire partie
d'un projet d'accord mondial sur l'investissement dans le
cadre de l'OMC ", accord que les " pays en voie de déve
loppement ", toujours si réticents, pourraient accepter de
meilleur gré - après avoir été maltraités quelques années
par des marchés irrationnels et avoir subi la rigueur que
les maîtres du monde aiment imposer à leurs victimes,
tandis que des éléments de l'élite prennent progressive
ment conscience qu'ils pourraient avoir leur part de privi

lèges en aidant à diffuser les doctrines des puissants, si
fausses qu'elles puissent être et quel que soit le prix à
payer pour les autres. Attendons-nous à ce que " des
éléments de l'AMI " reprennent forme ailleurs, peut-être
au sein du FMI, dont la tradition du secret conviendrait
parfaitement.

D'un autre côté, tous ces retards ont donné à la vile
multitude de nouvelles occasions de déchirer le voile du
secret...

Il est important que le grand public puisse découvrir ce
qu'on lui prépare. Les efforts des gouvernements et des
médias pour le dissimuler à tous, hormis à leurs " élec
torats domestiques ", sont parfaitement compréhensibles.
Mais de telles barrières ont été autrefois abattues par une
vigoureuse action populaire, et peuvent l'être de
nouveau.

[Originellement paru dans le numéro de mai 1998
de Z sous le titre : " Les électorats domestiques ".]

NOTES

1. Voir mes articles dans Z à l'époque ; pour un passage en
revue, voir Noam Chomsky, World Orders, Old and New
(Columbia University Press, 1994), ainsi que les chapitres IV
et V du présent ouvrage. Glenn Burins, " Labor fights against
Fast-Track trade measures ", Wall Street Journal,
16 septembre 1997.

2. Bob Davis, Wall Street Journal, 3 octobre 1997.

3. Bruce Clark, " Pentagon strategists cultivate défense ties
with Indonesia ", Financial Times, 23 mars 1998. 1965: voir
Noam Chomsky, Year 501 (South End, 1993 ;
trad. fr. L'An
501: la lutte continue, Montréal, Écosociété, 1996),

chapitre 4. JFK et la Colombie : voir Michael McClintock, in
Alexander George (éd.), Western State Terrorism (Polity,
1991) et Instruments of Statecraft (Pantheon, 1992). Cuba
Nancy Dunne, Financial Times, 24 mars 1998.

4. Jane Bussey, " New rules could guide international
investment ", Miami Herald, 20 juillet 1997.

5. Anthony Mason, " Are our sovereign rights at risk ? ",
Age, 4 mars 1998.

6. Economist, 21 mars 1998.

7. Voir note 9 ci-dessous.

8. La disponibilité de versions plus récentes a donné lieu à
des affirmations contradictoires. David Forman, Australian,
14 janvier ; Tim Colebatch, " Inquiry call over "veil of
secrecy" ", Age, 4 mars 1998 ; éditoriaux de l'Australian, 9 et
12 mars 1998 ; éditorial de Age, 14 mars 1998.

9. Laura Eggertson, " Treaty to trim Ottawa's power ",
Toronto Globe and Mail, 3 avril 1997 ; Macleans, 28 avril et
ler septembre 1997; chaîne télévisée CBC, 30 octobre et
10 décembre1997. Voir Monetary Reform (Shanty Bay,
Ontario), n° 7 (hiver 1997-1998). Sur l'OMC, voir Martin


Khor, " Trade and investment : Fighting over investors' rights
at WTO ", Third World Economics (Penang), 15 février 1997.
Premier état du texte : OCDE, Multilateral Agreement on
Investment : Consolidated Texts and Commentary (OLIS,
9 janvier 1997; DAFFE/MAU97 ; confidentiel) ; disponible
auprès du Preamble Center for Public Policy (1737 21" Street
NW, Washington DC 20009). On a également fait état de
versions ultérieures, ainsi Martin Khor, Third World Econo
mics, 1-15 février 1998, citant l'OCDE, le` octobre 1997. Voir
Scott Nova et Michelle Sforza-Roderick de Preamble,
" M.I.A. Culpa ", Nation, 13 janvier 1997, ainsi que d'autres
comptes rendus de la presse indépendante (" alternative ").
Pour plus d'informations, voir Maude Barlow et Tony Clarke,
MAI and the Threat to American Freedom (New York, Stod
dart, 1998) ; International Forum on Globalization (1555
Pacific Avenue, San Francisco, CA 94109) ; Public Citizen's

228

Global Trade Watch (215 Pennsylvania Avenue, SE,
Washington DC 20003) ; Preamble Center ; People's Global
Action (playfair@asta.rwth-aachen.de).

10. Samuel Huntington, American Politics : The Promise
of Disharmony (Harvard University Press, 1981), cité par
Sidney Plotkin et William Scheurmann, Private Interests,
Public Spending (South End, 1994), p. 223. Huntington,
" Vietnam reappraised ", International Security, été 1981.

11. Lettre de la Chambre des représentants sur l'AMI
adressée au président Clinton, 5 novembre 1997.

12. Laura Eggertson, " Ethyl sues Ottawa over MMT
law ", G&M, 15 avril 1997 ; Third World Economics, 30 juin
1997 ; Briefing Paper : Ethyl Corporation v. Government of
Canada, Preamble Center for Public Policy, n.d. ; Joel
Millman, Wall Street Journal, 14 octobre 1997. La loi interdit
simplement l'importation et le commerce du MMT entre
provinces, mais c'est dans les faits une interdiction puisque
Ethyl en est le seul producteur. Par la suite, le Canada a capi
tulé et levé cette interdiction, ne souhaitant pas se lancer dans
un procès coûteux. John Urquhart, Wall Street Journal,
21 juillet 1998. Le Canada doit désormais affronter d'autres
accusations d'" expropriation " de la part de la compagnie
américaine SD Myers, spécialisée dans le traitement des
déchets toxiques, là encore au nom des règles de l'ALENA,
cette fois à propos d'une loi interdisant l'exportation de PCB
toxiques. Scott Morrison et Edward Alden, Financial Times,
2 septembre 1998.

13. Exemple récent, le procès intenté par Beverly Enter
prises, une chaîne de cliniques, à l'historienne du travail Kate
Bronfenbrenner, de l'université Cornell, qui avait témoigné
sur ses pratiques lors d'une réunion, sur l'invitation de
membres de la délégation parlementaire de Pennsylvanie
(communication personnelle ; voir aussi Steven Greenhouse,
New York Times, 1` avril 1998 ; Deidre McFadyen, In These
Times, 5 avril 1998). Pour Beverly, l'issue du procès est en
fait sans importance ; ses accusations suffisent à porter tort au

229

professeur Bronfenbrenner et à son université, et auront peut
être un effet dissuasif sur d'autres chercheurs.

14. Lettre de la Maison-Blanche, 20 janvier 1998. Je suis
redevable au secrétariat des membres du Congrès, en particu
lier celui de Bernie Sanders, de la Chambre des représentants.

15. Jane Bussey, " New rules could guide international
investment ", Miami Herald, 20 juillet 1997 ; R.C.
Longworth, " New =ales for global economy ", Chicago
Tribune, 4 décembre 1997. Voir aussi Jim Simon, " Environ
mentalists suspicious of foreign-investors-rights plan ",
Seattle Times, 22 novembre 1997 ; Lorraine Woellert,
" Trade storm brews over corporate rights ", Washington
Times, 15 décembre 1997. Business Week, 9 février 1998;
New York Times, 13 février 1998, publicité payante ; chaîne

publique NPR, journal télévisé du matin, 16 février 1998;

Peter Ford, Christian Science Monitor, 28 février 1998 ; Peter
Beinart, New Republic, 15 décembre 1997 ; Fred Hiatt,
Washington Post, 1e` avril 1998.

16. " The Multilateral Agreement on Investment ", décla
ration du sous-secrétaire d'État Stuart Eizenstat et du repré
sentant adjoint au Commerce Jeffrey Lang, 17 février 1998.

17. Oliver Goldsmith, " The Traveller " (1765).

18. Lawrence Mishel, Jared Bernstein et John Schmitt, The
State of Working America, 1996-1997 (Economic Policy Insti
tute, M.E. Sharpe, 1997). Sur le contexte juridique, voir tout
particulièrement Morton Horwitz, The Transformation of
American Law, 1870-1960 (Oxford University Press, 1992),
chapitre 3.

19. Eric Helleiner, States and Reemergence of Global
Finance (Cornell, 1994) ; James Mahon, Mobile Capital and
Latin American Development (Pennsylvania State University,
1996).

20. Helleiner, op. cit., p. 190. Éditorial, " Regulating
capital flows ", Financial Times, 25 mars 1998 ; Joseph
Stiglitz, même date; The State in a Changing World : World
Development Report 1997 (World Bank, 1997). L'économiste

230

David Felix a suivi régulièrement ces événements, dont il a
donné des analyses très riches, ainsi dans " Asia and the crisis
of financial liberalization ", in Dean Baker, Gerald Epstein et
Robert Pollin (éd.), Globalization and Progressive Economic
Policy (Cambridge University Press, 1998).

21. Doug Gregory, St. Lawrence Center Forum,
18 novembre 1997, repris dans Monetary Reform, n° 7 (hiver
1997-1998).

22. Voir Guy de Jonquières, " Axe over hopes for MAI
accord ", Financial Times, 25 mars 1998 ; Economist,
21 mars 1998.

" Des hordes de francs-tireurs "

Le chapitre précédent est parti à l'impression quelques
semaines avant avril 1998 - date butoir fixée pour la
signature de l'AMI par les pays membres de l'OCDE. À
l'époque, il était déjà clair qu'ils ne parviendraient pas à
un accord, et c'est bien ce qui s'est passé. L'événement
est d'importance et vaut la peine d'être examiné de près,
à titre de leçon sur ce que l'on peut obtenir grâce à
l' " arme absolue " de l'activisme et de la mobilisation
populaire, même quand les circonstances sont extrême
ment défavorables.

Cet échec est en partie le résultat de querelles internes
- ainsi les objections de l'Europe au système fédéral
américain et au pouvoir de juridiction extraterritorial des
lois américaines, ou encore son souci de préserver un
certain degré d'autonomie culturelle, etc. Mais un
problème autrement plus important se dessinait : l'oppo
sition massive de l'opinion publique du monde entier. II
devenait de plus en plus difficile de faire en sorte que les
règles de l'ordre mondial continuent d'être " rédigées
par des avocats et des hommes d'affaires qui comptent
bien en tirer profit ", et par " des gouvernements qui leur
demandent conseil et assistance ", alors même que,
" invariablement, la voix du grand public ne se fait pas
entendre " - pour reprendre les termes du Chicago

233

Tribune décrivant les négociations et les efforts en vue
de " définir les règles " de l' " activité mondiale " en
d'autres domaines, sans que l'opinion publique s'en
mêle. En bref, il devenait plus compliqué de limiter son
intervention aux secteurs que l'administration Clinton,
avec une clarté aussi involontaire qu'inattendue, appelait
ses " électorats domestiques " : le Conseil du commerce
international américain, et plus généralement les concen
trations de pouvoir privé - mais, bien entendu, pas le
Congrès (qui n'avait pas été informé, en violation des
exigences constitutionnelles), ni le grand public, dont on
avait étouffé la voix sous le " voile du secret " maintenu,
avec une impressionnante discipline, pendant trois ans
de négociations intensives'.

L'Economist de Londres avait soulevé le problème
alors que la date butoir approchait. Divers groupes
défendant l'intérêt public et des organisations de base
faisaient circuler les informations, et il devenait difficile
d'ignorer ceux qui voulaient que soient insérées dans
l'accord " des normes très strictes quant à la manière
dont les investisseurs étrangers traitent les travailleurs et
protègent l'environnement ", questions " à peine
évoquées " tant que les délibérations se limitaient aux
" électorats domestiques " des États démocratiques2.

Comme il fallait s'y attendre, les pays de l'OCDE
n'étaient toujours pas d'accord à la date du 27 avril
1998, et nous sommes passés à une phase nouvelle.
Conséquence non négligeable, la presse américaine est
sortie de son silence, resté jusqu'alors à peu près
complet. Louis Uchitelle, correspondant économique du
New York Times, a ainsi fait savoir que la date limite
avait été repoussée de six mois sous la pression popu
laire. En règle générale, les traités relatifs au commerce
et aux investissements " retiennent peu l'attention du

234

grand public " (mais pourquoi diable ?), et si " les ques
tions du travail salarié et de l'environnement n'en étaient
pas exclues ", expliquait le responsable au commerce
international de la National Association of Manufactu
rers, " elles n'étaient pas au centre " des préoccupations
des négociateurs et de l'OMC. Mais voilà que " des
inconnus s'en venaient faire connaître à grands cris leur
opinion sur un traité qui doit s'appeler Accord multila
téral sur l'investissement ", ajoutait Uchitelle (avec, je
présume, une ironie voulue) - et leurs clameurs suffirent
à provoquer ce retard.

L'administration Clinton, " reconnaissant la pres
sion ", s'est efforcée de présenter les choses sous une
lumière plus favorable. Son représentant aux négocia
tions sur l'AMI a ainsi déclaré : " Nous soutenons vive
ment les mesures qui dans le traité feront progresser les
objectifs environnementaux de notre pays, ainsi que
notre programme relatif aux normes internationales sur
le travail. " Les braillards ne faisaient donc qu'enfoncer
des portes ouvertes, et auraient dû être soulagés
d'apprendre que Washington était l'avocat le plus
passionné de leur cause.

Dans ses pages financières, le Washington Post apprit
également à ses lecteurs que la signature du traité était
retardée, blâmant avant tout " l'intelligentsia française "
qui s'était " emparée de l'idée " que les règles définies
par l'AMI " menaçaient la culture hexagonale ", rejointe
en cela par les Canadiens. " Et l'administration Clinton
n'a guère cherché à se battre pour l'accord, surtout face à
la vive opposition de nombre de groupes syndicaux et
écologistes qui avaient combattu [l'ALENA] " et ne
comprenaient pas qu'ils se fourvoyaient, l'administra
tion Clinton ayant tout du long défendu des " objectifs
environnementaux " et des " normes internationales

235

relatives au travail " - ce qui n'est pas totalement faux,
les uns et les autres étant laissés dans un flou artistique'.

Dire que le mouvement syndical a " combattu
l'ALENA " est une autre façon de présenter le fait qu'il
a en réalité réclamé une version du traité qui servirait les
intérêts des peuples des trois pays concernés, et pas
seulement ceux des investisseurs, et que sa critique
détaillée de l'accord et ses propositions sont restées
interdites de séjour dans les médias (comme d'ailleurs
les analyses et les suggestions de l'OTA, qui allaient
dans le même sens).

Time nous apprit que le retard était dû " en grande
partie à ce militantisme tel qu'il s'exprime à San Jose "
(Californie), faisant référence à une manifestation
d'écologistes. " L'accusation selon laquelle l'AMI vide
rait de leur contenu les dispositifs nationaux de protec
tion de l'environnement a transformé en cause célèbre
un accord économique purement technique. " La
remarque fut reprise dans la presse canadienne, qui fut la
seule en Occident à traiter sérieusement de la question
(sous la vive pression des activistes et des organisations
populaires) après seulement deux ans de silence. Le
Toronto Globe and Mail fit ainsi observer que les
gouvernements de l'OCDE " n'étaient pas de taille [...]
face à un regroupement mondial d'organisations de base
qui ont contribué à faire capoter l'accord, armés simple
ment d'ordinateurs et de connexions Internet4".

Le Financial Times de Londres, le plus grand quoti
dien économique du monde, reprit le même thème sur
un ton de désespoir, voire de terreur. Dans un article
intitulé " Les guérillas des réseaux ", il apprit à ses
lecteurs que " les gouvernements des pays industria
lisés étaient remplis de crainte et de perplexité ", leurs
efforts en vue d'imposer l'AMI en secret ayant été, " à

236

leur grande consternation ", " pris en embuscade par
une horde de francs-tireurs dont les motivations et les
méthodes ne sont que vaguement comprises dans les
grandes capitales ". Ce qui est bien naturel : puisqu'ils
ne font pas partie des " électorats domestiques ",
comment s'attendre à ce que les gouvernements les
comprennent ? " Cette semaine, poursuivait le quoti
dien, la horde a remporté son premier succès " en
bloquant l'accord sur l'AMI, " et certains pensent que
cela pourrait modifier fondamentalement la manière
dont les accords économiques internationaux sont
négociés ".

Ces hordes déchaînées sont terrifiantes à voir : " elles
comprennent des syndicats, des lobbyistes écologistes
ou des droits de l'homme et des groupes de pression
opposés à la mondialisation " - du moins à celle que
réclament les " électorats domestiques ". Elles ont
submergé les structures de pouvoir, d'une pathétique
impuissance, des sociétés industrielles les plus riches.
Elles sont dirigées par " des mouvements marginaux
extrémistes " et disposent " d'une bonne organisation et
de ressources financières solides ", qui leur permettent
" d'exercer une grande influence sur les médias et les
membres des parlements nationaux ". Aux États-Unis,
cette " influence " était en fait égale à zéro, et en
Grande-Bretagne il en allait à peu près de même ; elle
atteignait une telle ampleur que Jack Straw, ministre de
l'Intérieur du gouvernement travailliste, admit lors
d'une interview à la BBC qu'il n'avait jamais entendu
parler de l'AMI. Mais il faut bien comprendre que le
moindre manquement au conformisme représente un
terrible danger.

Le quotidien poursuivait en soulignant la nécessité,
pour repousser les hordes, de " battre le rappel afin

237

d'obtenir le soutien des milieux d'affaires ". Jusqu'à
présent, ils n'avaient pas pris conscience de la gravité de
la menace. Et pourtant, " des négociateurs commerciaux
chevronnés " les mettaient en garde : compte tenu des
" exigences croissantes de franchise et de responsabilité ",
il devenait " moins aisé aux participants de conclure des
accords toutes portes closes et de les soumettre aux parle
ments pour simple approbation sans discussion ". " Bien
au contraire, ils devaient faire face à des pressions qui
visaient à conférer à leurs actions une légitimité populaire
plus grande en les expliquant et en les défendant publi
quement ", ce qui n'est pas chose facile devant des hordes
soucieuses " de sécurité économique et sociale ", et alors
même que l'impact des accords commerciaux " sur la vie
des gens ordinaires [...] risque de susciter un ressentiment
populaire " et une " sensibilisation à des questions telles
que l'environnement et les normes de sécurité alimen
taire ". Il pourrait même devenir impossible " de résister
aux exigences des groupes de pression de participer direc
tement aux décisions de l'OMC, ce qui violerait les prin
cipes fondamentaux de cet organisme " - lequel, selon
l'un de ses responsables, est " le lieu où les gouverne
ments s'entendent en privé contre ces groupes ". Et si les
murs s'effondrent, cette institution, comme d'autres orga
nisations secrètes du même genre gouvernées par les
riches et les puissants, pourrait se transformer en " terrain
de chasse des intérêts particuliers " : travailleurs, paysans,
personnes soucieuses de la sécurité économique, sociale,
alimentaire, du destin des générations futures, et autres
marginaux extrémistes qui ne comprennent pas que les
ressources sont utilisées au mieux quand elles sont mises
au service des profits à court terme du pouvoir privé, servi
par des gouvernements qui " s'entendent en privé " pour
protéger et renforcer leur pouvoirs.

Il est inutile d'ajouter que les lobbies et les groupes de
pression qui suscitent tant de craintes et de consternation
ne sont ni le Conseil du commerce international améri
cain, ni " les avocats et hommes d'affaires " qui " ré
digent les règles de l'ordre mondial ", mais la " voix du
grand public ", qui " reste invariablement absente ".

Bien entendu, l' " entente en privé " va bien au-delà
des accords commerciaux. Que le grand public soit
contraint d'assumer la responsabilité des coûts et des
risques est un fait bien connu, ou qui devrait l'être, des
observateurs de ce que ses thuriféraires appellent
" l'économie capitaliste de la libre entreprise ". Dans
l'article cité plus haut, Uchitelle précise que Caterpillar,
qui a récemment tiré parti d'une capacité de production
excédentaire à l'étranger pour briser une grève de grande
ampleur*, a installé hors des États-Unis 25 % de ses
capacités de production et compte, d'ici à 2010,
augmenter de 50 % les ventes à partir de l'extérieur,
avec l'aide des contribuables américains. " La Export
Import Bank joue un rôle important dans la stratégie " de
la firme grâce à " des crédits à faible taux d'intérêt " en
vue de faciliter l'opération. Ces crédits fournissent déjà
près de 2 % des 19 milliards de dollars de revenu annuel
de Caterpillar, et croîtront encore avec les nouveaux
projets prévus en Chine. C'est une manière classique
d'opérer : les multinationales s'appuient sur les États
pour des services essentiels6. Comme l'explique un
responsable de Caterpillar : " Sur des marchés à hauts
risques et riches en opportunités, il faut vraiment avoir
quelqu'un de votre côté ", et les gouvernements
- surtout s'ils sont puissants - " auront toujours plus

* Voir supra, p. 219.

239

d'influence " et seront toujours plus disposés que les
banques à accorder des prêts à faible taux d'intérêt,
grâce aux largesses involontaires du contribuable.

Le management doit rester aux États-Unis, de telle
sorte que les gens qui comptent soient près de leur
protecteur et jouissent du style de vie qu'ils méritent,
ainsi que d'un paysage " nettoyé " - les taudis des
travailleurs étrangers ne viendront pas leur gâcher la
vue. Outre les profits qu'elle assure, l'opération procure
une arme utile contre les travailleurs qui osent relever la
tête (comme l'illustre la grève récente) et aident à
financer la perte de leurs emplois et les armes toujours
plus affûtées de la guerre de classes. De plus, tout cela
améliore la santé d'une " économie de conte de fées "
qui repose sur une " plus grande insécurité des
travailleurs ", comme vous l'expliquent les experts.

Dans le conflit sur l'AMI, les lignes de front
n'auraient pu être tracées plus nettement. D'un côté, les
démocraties industrielles et leurs " électorats domes
tiques ", de l'autre, les " hordes de francs-tireurs ", les
" intérêts particuliers " et les " marginaux extrémistes "
qui réclament franchise et responsabilité et sont mécon
tents quand les parlements se contentent d'entériner les
accords secrets élaborés par l'État et le pouvoir privé en
collusion. Ces hordes affrontaient la principale concen
tration de pouvoir du monde, et peut-être de toute
l'Histoire : les dirigeants des États riches et puissants,
les institutions financières internationales et les secteurs
financiers et manufacturiers concentrés, dont les conglo
mérats médiatiques. Et les éléments populaires ont
gagné - bien qu'ils eussent des moyens si dérisoires, et
une organisation si limitée, que seule la paranoïa de ceux
qui réclament le pouvoir absolu pouvait les percevoir

240

dans les termes que nous venons de décrire. Voilà une
remarquable réussite.

Ce ne fut pas la seule victoire de la période. Il y en eut
une autre à l'automne 1997, quand l'administration
Clinton fut contrainte de retirer sa législation Fast
Track. Rappelons que la question n'était pas la " liberté
du commerce ", comme on le prétendait, mais la démo
cratie : les hordes exigeaient " une franchise et une
responsabilité plus grandes ". L'administration Clinton
avait fait valoir, à juste titre, qu'elle ne réclamait rien de
bien nouveau : simplement le pouvoir, dont ses prédé
cesseurs avaient joui, de conclure " toutes portes closes
des accords " qui seraient ensuite " approuvés sans
discussion par les parlements ". Mais les temps changent.
Comme la presse économique l'admit quand Fast Track
se heurta à une opposition inattendue de l'opinion, les
adversaires de l'ancien régime disposaient de l' " arme
absolue ", le grand public, qui ne se contentait plus du
rôle de spectateur tandis que ses supérieurs s'occupaient
des choses sérieuses. Les plaintes de la presse d'affaires
rappellent celles formulées par les internationalistes
libéraux de la Commission trilatérale voilà vingt-cinq
ans, déplorant les efforts des " intérêts particuliers "
pour s'organiser et entrer dans l'arène politique. Leurs
gesticulations vulgaires venaient perturber les arrange
ments civilisés qui prévalaient avant la " crise de la
démocratie ", du temps où " Truman [pouvait] gouverner
le pays avec l'aide d'un nombre relativement restreint
de banquiers et d'avocats de Wall Street ", comme
l'expliquait Samuel Huntington, de Harvard, qui devait
bientôt devenir professeur de science politique. Et voilà
que maintenant ils envahissent des lieux encore plus
sacrés !

241

Ces événements sont importants. Bien entendu, les
puissances de l'OCDE et leurs " électorats domes
tiques " n'ont pas l'intention d'admettre leur défaite.
Elles se livreront à des opérations de relations publiques
plus efficaces pour expliquer aux hordes qu'elles
feraient mieux de s'en tenir à leurs occupations privées
tandis que les affaires du monde sont conduites en
secret, et elles chercheront d'autres moyens de mettre en
oeuvre l'AMI, dans le cadre de l'OCDE ou ailleurs'.
Elles entreprennent déjà de modifier la charte du FMI de
manière à y intégrer des conditions semblables à celles
prévues par l'AMI en ce qui concerne l'octroi de crédits,
durcissant les règles pour les faibles, c'est-à-dire les
autres. Les puissants, eux, n'obéissent qu'à leurs propres
règles - ce fut le cas quand l'administration Clinton
interrompit ses plaidoyers passionnés en faveur du libre
échange pour imposer des droits de douane prohibitifs
aux superordinateurs japonais qui concurrençaient les
producteurs américains (appelés " privés ", bien qu'ils
fussent massivement dé

'Pendants des subventions publi
ques et du soutien de l'Etat8).

Pouvoirs et privilèges ne baisseront pas les armes, mais
les victoires populaires devraient nous encourager. Elles
nous livrent d'utiles leçons sur ce qu'il est possible
d'obtenir, même quand les forces en présence sont aussi
incroyablement inégales que dans le cas des affrontements
autour de l'AMI. Il est vrai que de telles victoires sont
défensives. Elles empêchent, ou du moins retardent, la
mise en oeuvre de mesures qui saperaient davantage encore
la démocratie et remettraient toujours plus de pouvoir entre
les mains de tyrannies privées en voie de concentration,
lesquelles cherchent à gouverner les marchés et à consti
tuer une sorte de " Sénat virtuel ", parfaitement armé pour
contrer les efforts populaires visant à imposer le recours

242

aux formes d'expression démocratiques dans l'intérêt
général - par des moyens aussi divers que les menaces de
fuite de capitaux, le transfert de capacités de production, le
contrôle des médias, etc. II conviendrait de s'intéresser de
près aux craintes et au désespoir des puissants. Ils
connaissent parfaitement le pouvoir potentiel de l'" arme
absolue ", et espèrent simplement que ceux qui veulent un
monde plus libre et plus juste, moins lucides qu'eux, négli
geront d'en user efficacement.

[Cet article a paru dans le numéro de juillet/août
1998 du magazine Z.]

NOTES

1. R.C. Longworth, " Global markets become a private
business. Experts begin setting the rules away from public
view ", Chicago Tribune-Denver Post, 7 mai 1998.

2. Economist, 21 mars 1998.

3. Louis Uchitelle, New York Times, 30 avril 1998; Anna
Swardson, Washington Post, 29 avril 1998.

4. Time, 27 avril 1998, G&M, 29 avril 1998, tous deux
cités par Weekly News Update, Nicaragua Solidarity
Network, 339 Lafayette Street, New York, NY 10012.

5. Guy de Jonquières, " Network guerrillas ", Financial
Times (Londres), 30 avril 1998. Jack Straw est cité dans
David Smith, " The whole world in their hands ", Sunday
Times (Londres), 17 mai 1998. Une recherche sur les médias
britanniques menée par Simon Finch dans les bases de
données n'a découvert pratiquement aucun article sur l'AMI
avant 1998.

6. Pour des preuves détaillées, voir Winfried Ruigrock et
Rob van Tulder, The Logic of Industrial Restructuring (Rout
ledge, 1995).

243

7. Des mises à jour régulières sont disponibles auprès du
Public Citizen's Global Trade Watch, 215 Pennsylvania
Avenue, SE, Washington DC 20003. Site Web : http://
www.citizen.org/pctrade/tradehome.html

8. Bob Davis, " In effect, ITC's steep tariffs on Japan
protect US makers of supercomputers ", Wall Street Journal,
29 septembre 1997.

Table des matières

Introduction, par Robert W. McChesney 7

Avant-propos : Un monde sans guerre 21

I. Le néo-libéralisme et l'ordre mondial 53

Le consensus de Washington 53

Nouveauté du néo-libéralisme 61

Disparités de développement 67

Les variantes de la doctrine néo-libérale 75

II. Le consentement sans consentement

embrigader l'opinion publique 85

III. La passion des marchés libres 113
L'Organisation mondiale du commerce

" Exporter les valeurs américaines " 118
L'Organisation mondiale du commerce

un forum inadapté 123

Pensées indécentes 130

W. La démocratie de marché dans un ordre

néo-libéral. Doctrines et réalités 145

V. Le soulèvement zapatiste 185
245

VI. L' " arme absolue " 197

Les trous noirs de la propagande 203

Électorats dignes et indignes 209

Les termes de l'AMI 217

VII. " Des hordes de francs-tireurs " 233

 

 

Noam Chomsky

De la propagande

De l'éradication des résistances sud-américaines au
contre-terrorisme, Noam Chomsky démonte les rouages
de l'impérialisme américain. Avec une remarquable acuité,
il passe au crible la " fabrication de l'assentiment ", les
mobilisations contre l'OMC, le fonctionnement de l'ONU et
des cours pénales internationales, et les fondements de
l'économie mondiale. Derrière le Chomsky politique
apparaît le linguiste, soulignant la falsification du langage,
arme d'une idéologie néolibérale qui veut faire passer
des vessies pour des lanternes. Une analyse lumineuse !

am Chomsky

De la propagande

n° 3595 - 7,80 €

COLLECTION FAIT ET CAUSE

Michael Hardt

Antonio Negri

Empire

Prenant acte de la transformation du monde après la guerre
froide, Antonio Negri et Michael Hardt s'efforcent de penses
les nouvelles formes de domination mondiale et de
souveraineté, qui ne se réduisent plus à celle, traditionnelle
de l'État-Nation. Tout autant qu'une analyse, Empire est un
"essai utopique" de philosophie politique, dans lequel les
deux auteurs cherchent à définir un modèle alternatif, un
fondement théorique pour parvenir à une société réellement
démocratique. Cet ouvrage, subversif et novateur, est
rapidement devenu le manifeste de l'altermondialisation.

IÎ

n° 3635 -10 €

S. Beaud et M. Pialoux

Retour

sur la condition ouvrière

Que sont devenus les ouvriers ? Objet de toutes les attention
depuis la révolution industrielle jusqu'aux années 1980,
les travailleurs d'usine n'intéressent plus grand monde après
l'effondrement de leurs bastions industriels. Brisée
dans son unité, démoralisée, désormais dépourvue de repère
politiques, la classe ouvrière vit un véritable drame-à l'écart
des médias. Cette remarquable enquête, sensible et documer
fait toute sa place à la parole ouvrière, elle rend hommage à
ces hommes et à ces femmes dont la dignité est aussi
imposante que celle dont firent preuve leurs parents
à l'heure des victoires.