I

Le néo-libéralisme
et l'ordre mondial

Les deux sujets mentionnés dans le titre de ce chapitre
ont une grande importance pour la vie humaine mais
restent mal compris. Afin de les traiter judicieusement, il
nous faut d'abord séparer doctrine et réalité, ce qui
révèle souvent un fossé considérable.

Le terme " néo-libéralisme " suggère un système de
principes à la fois nouveaux et inspirés des idées
libérales classiques : Adam Smith en est révéré comme
le saint patron. Ce corpus doctrinal est aussi appelé
" consensus de Washington ", ce qui évoque l'idée d'un
ordre mondial. Un examen plus attentif montre que cette
référence à l'ordre mondial est assez exacte, mais pas le
reste. Les doctrines n'ont rien de nouveau, et leurs hypo
thèses de base sont très éloignées de celles qui ont animé
la tradition libérale à partir des Lumières.

 

Le consensus de Washington

Ce consensus néo-libéral est un ensemble de principes
guidés par le marché, conçu par le gouvernement améri
cain et les institutions financières internationales et mis en

oeuvre par eux de différentes manières - souvent sous
forme de programmes d'ajustement structurel très stricts à
l'intention des sociétés les plus vulnérables. En bref, les
règles de base consistent à libéraliser le commerce et la
finance, à laisser les marchés fixer les prix, à mettre un
terme à l'inflation (la " stabilité macro-économique ") et à
privatiser. L'État doit " rester à l'écart " - et donc
(conclusion implicite) la population aussi, dans la mesure
où il est démocratique. Les décisions prises par ceux qui
imposent ce " consensus " ont naturellement un impact de
grande ampleur sur l'ordre mondial. Certains analystes
adoptent une position beaucoup plus tranchée. La presse
économique internationale a parlé de ces institutions
comme du noyau d'un " gouvernement mondial de
facto " d'un " âge impérial nouveau ".

Exacte ou non, cette description nous rappelle que les
appareils d'État ne sont pas des agents indépendants, mais
reflètent la distribution du pouvoir dans la société. C'est là
un truisme, au moins depuis Adam Smith, qui faisait
remarquer qu'en Angleterre " les principaux architectes "
de la politique étaient " des marchands et des industriels "
utilisant le pouvoir d'État pour servir leurs propres intérêts,
si " affreux " qu'en soit l'effet sur les autres, y compris le
peuple anglais. Le souci de Smith était " la richesse des
nations ", mais il comprenait bien que l' " intérêt national "
était en grande partie une illusion : au sein de la nation
existent de vifs conflits d'intérêts, et pour comprendre la
politique et ses retombées il nous faut nous demander où se
trouve le pouvoir et comment on l'exerce - ce que, plus
tard, on en vint à appeler l' " analyse des classes ".

Les " principaux architectes " du consensus de
Washington néo-libéral sont les maîtres du secteur privé,
pour l'essentiel de très grosses sociétés qui dominent
une bonne part de l'économie internationale et ont les

moyens de contrôler la définition de la politique, ainsi
crue la structuration de la pensée et de l'opinion. Les
Etats-Unis jouent, pour des raisons évidentes, un rôle
particulier dans le système. Pour reprendre les termes de
Gerald Haines, historien spécialiste de la diplomatie et
de la CIA : " Après la Seconde Guerre mondiale, les
États-Unis, pour défendre leurs propres intérêts, ont
assumé la responsabilité du bien-être du monde capita
liste. " Haines se préoccupe ici de ce qu'il appelle
" l'américanisation du Brésil ", mais seulement à titre de
cas spécifique. Et sa formule est suffisamment exacte.

Les États-Unis étaient la première puissance écono
mique mondiale bien avant la guerre de 1939-1945,
pendant laquelle ils ont continué de prospérer tandis que
leurs rivaux étaient gravement affaiblis. L'économie de
guerre américaine, coordonnée par l'État, finit par
surmonter la Grande Dépression des années 1930. À la
fin du conflit, les États-Unis détenaient déjà la moitié des
richesses mondiales, et un pouvoir sans précédent dans
l'Histoire. Naturellement, les " principaux architectes "
comptaient s'en servir pour édifier un système mondial
conforme à leurs intérêts.

Certains des documents circulant dans les cercles les
plus élevés du pouvoir décrivaient la principale menace
pesant contre ces intérêts, notamment en Amérique
latine : les régimes " nationalistes " et " radicaux "
sensibles aux pressions populaires réclamant " une
amélioration immédiate des médiocres conditions de vie
des masses " et un développement orienté vers la satis
faction des besoins intérieurs. Ces revendications
entraient en conflit avec l'exigence de création d'un
" climat économique et politique réceptif aux investisse
ments privés ", permettant une expatriation adéquate des
profits et la " protection de nos matières premières " -

les nôtres, même si elles étaient situées ailleurs. C'est
pour de telles raisons que George Kennan, " architecte "
influent, conseilla de " cesser de parler d'objectifs aussi
vagues et irréalistes que les droits de l'homme, l'éléva
tion du niveau de vie et la démocratie ", pour " traiter
selon des concepts de pouvoir à l'état pur " qui ne
seraient pas " entravés par des slogans idéalistes " sur
" l'altruisme et le bien-être du monde " - bien que
l'usage de tels slogans soit recommandé, et même obli
gatoire, dans les discours tenus en public. (Je cite ici des
archives secrètes, en principe désormais disponibles
mais qui restent peu connues du grand public et des
intellectuels.)

Le " nationalisme radical " est intolérable en soi,
mais il représente également une plus large " menace
pour la stabilité " - autre formule au sens bien particu
lier. En 1954, alors que Washington se préparait à
renverser le gouvernement démocratique du Guate
mala*, un responsable du Département d'État déclara
que ce pays était " devenu une menace croissance pour
la stabilité du Honduras et du Salvador. Sa réforme
agraire constitue une puissante arme de propagande ;
son programme social très large, qui entend aider les
travailleurs et les paysans dans une lutte victorieuse
contre les classes supérieures et les grandes entreprises
étrangères, exerce un vif attrait sur les populations des
pays voisins, où prévalent des conditions similaires ".
La " stabilité " était en fait synonyme de sécurité pour

* Jacobo Arbenz fut renversé cette année-là par une petite armée
de mercenaires, entièrement recrutée et organisée par la CIA, parce

qu'il comptait exproprier la société américaine United Fruit
Company, qui possédait d'immenses plantations au Guatemala (NdT).

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" les classes supérieures et les grandes entreprises
étrangères ", dont il fallait préserver le bien-être.

De telles menaces contre le " bien-être du système
capitaliste mondial " justifièrent ainsi la terreur et la
subversion dès lors qu'il s'agissait de rétablir la " stabi
lité ". L'une des premières tâches de la CIA fut, en 1948,
de prendre part à un effort de grande ampleur visant à
saper la démocratie italienne alors que l'on craignait que
les élections n'y donnent de mauvais résultats ; une inter
vention militaire directe était prévue au cas où la subver
sion échouerait. Il s'agissait bien sûr de " stabiliser
l'Italie ". Mais le maintien de la " stabilité " exigeait
parfois des opérations de " déstabilisation ". Ainsi, le
rédacteur de la revue quasi officielle Foreign Affairs
expliqua un jour que Washington devait " déstabiliser un
gouvernement marxiste librement élu au Chili ", étant
" bien décidé à rechercher la stabilité ". Lorsqu'on est
bien éduqué, on peut venir à bout d'une contradiction
apparente.

Les régimes nationalistes menaçant cette " stabilité "
sont parfois décrits comme autant de " pommes pour
ries " susceptibles de " gâter celles qui sont saines ", ou
comme des " virus " qui pourraient " infecter " les
autres. L'Italie de 1948 en est un bon exemple. Vingt
cinq ans plus tard, Henry Kissinger décrivait ainsi le
Chili comme un " virus " qui pourrait donner de
mauvaises idées en matière de changement social,
infecter d'autres pays - et ce jusqu'à l'Italie, toujours
pas " stabilisée ", en dépit d'années d'efforts subversifs
de la CIA. II faut donc détruire ces virus et protéger les
autres pays de l'infection : dans un cas comme dans
l'autre, la violence est souvent le moyen le plus efficace,
laissant derrière elle une horrible traînée de sang
massacres, terreur, torture, dévastation.

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Chaque partie du monde se vit assigner un rôle spéci
fique dans la planification d'ensemble élaborée secrète
ment après la guerre : la " fonction principale " de
l'Asie du Sud-Est était de fournir des matières premières
aux puissances industrielles, l'Afrique devait être
" exploitée " par l'Europe en voie de convalescence, et
ainsi de suite.

En Amérique latine, Washington comptait être en
mesure d'appliquer la doctrine de Monroe*, mais, là
encore, dans un sens bien particulier. Le président
Wilson, si célèbre pour son idéalisme et la grandeur de
ses principes moraux, reconnut en privé qu'en la
défendant " les États-Unis prenaient en compte leurs
propres intérêts ". Ceux des Latino-Américains étaient
purement " accessoires " et ne devaient pas nous préoc
cuper. Il admit que " cela [pouvait] sembler reposer sur
le seul égoïsme ", mais soutenait que la doctrine
" n'avait pas de motivation plus élevée ou plus géné
reuse ". Les États-Unis devaient chercher à déloger leurs
rivaux traditionnels, l'Angleterre et la France, et créer
une alliance régionale qu'ils contrôleraient et qui reste
rait distincte du système mondial, où de tels arrange
ments n'étaient pas permis.

En février 1945, une conférence intercontinentale
permit de clarifier les " fonctions " de l'Amérique
latine : Washington y proposa une " Charte économique
des Amériques " qui permettrait d'éliminer le natio
nalisme économique " sous toutes ses formes ". Les
responsables américains se rendaient bien compte qu'il
leur serait difficile d'imposer de tels principes. Les

* Énoncée en 1823 par James Monroe, cinquième président des
États-Unis, cette doctrine entend s'opposer à toute interférence exté
rieure sur les deux continents américains (NdT).

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documents du Département d'État les mettaient en
garde : les Latino-Américains préféraient " des poli
tiques conçues pour favoriser une plus large distribution
des richesses et l'élévation du niveau de vie des
masses ", et étaient " convaincus que les premiers
bénéficiaires du développement des ressources d'un
pays devaient être son peuple ". De telles idées étaient
inacceptables : les " premiers bénéficiaires " devaient
être les investisseurs américains, l'Amérique latine
remplissant ses fonctions de prestataire de services sans
se préoccuper de l'intérêt général ou d'un " dévelop
pement industriel excessif ", soucis déraisonnables qui
pouvaient porter tort aux intérêts américains.

Les États-Unis l'emportèrent, bien qu'au cours des
années suivantes il y ait eu quelques problèmes, qui
furent traités d'une manière qu'il m'est inutile de
décrire.

L'Europe et le Japon s'étant relevés après les dévasta
tions de la guerre, l'ordre mondial prit une forme tripo
laire. Les États-Unis conservèrent leur position
dominante, tout en se heurtant à de nouveaux défis, dont
la concurrence européenne et asiatique en Amérique du
Sud. Les changements les plus importants remontent à
vingt-cinq ans, quand l'administration Nixon démantela
le système économique mondial mis en place après la
guerre, dans lequel les États-Unis tenaient un rôle de
banquier qu'ils n'étaient plus en mesure d'assumer. Ce
geste unilatéral (certes exécuté avec la coopération des
autres puissances) mena à une énorme explosion des flux
de capitaux, désormais dérégulés. Plus frappant encore,
leur composition même changea. En 1971, 90 % des tran
sactions financières concernaient l'économie réelle -
commerce ou investissements à long terme -, le reste
étant spéculatif. En 1990, le pourcentage s'était inversé,

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et en 1995 95 % (c'est-à-dire des sommes énormes)
n'avaient pour but que la spéculation, avec des flux
quotidiens excédant les réserves cumulées de devises des
sept plus grandes puissances industrielles : plus d'un
milliard de dollars chaque jour, le tout à très court terme,
près de 80 % faisant des allers et retours en une semaine
ou moins.

Il y a vingt ans, des économistes éminents avaient tiré
la sonnette d'alarme : un tel processus conduirait à une
conjoncture de faible croissance et de bas salaires. Ils
proposaient des mesures assez simples pour l'éviter.
Mais les " principaux architectes " du consensus de
Washington préférèrent ne voir que les effets prévi
sibles, notamment des profits très élevés, effets dont
l'impact fut encore accru par la montée brutale (mais à
court terme) des prix du pétrole, ainsi que par la révolu
tion des télécommunications - deux phénomènes liés à
l'énorme secteur d'État de l'économie américaine, sur
lequel je reviendrai.

Les États dits " communistes " restaient en dehors de
ce système mondial, mais la Chine y fut réintégrée dès
les années 1970. L'économie soviétique avait commencé
à stagner dès la décennie précédente, et le système,
pourri jusqu'à la moelle, s'effondra vingt ans plus tard.
Aujourd'hui, la région retourne largement à son ancien
statut : des secteurs faisant partie de l'Occident le
rejoignent, tandis que la plus grande part rentre dans son
rôle traditionnel de prestataire de services sous la domi
nation d'ex-bureaucrates communistes et d'associés
locaux des entreprises étrangères, voire de syndicats du
crime. C'est là un modèle habituel dans le Tiers Monde,
comme d'ailleurs ses résultats. Une enquête menée par
l'UNICEF en 1993 estimait que, dans la seule Russie, les
" réformes " néo-libérales, que cette agence de l'ONU

soutient généralement, entraînaient 500 000 décès supplé
mentaires par an. Le responsable de la politique sociale
russe, quant à lui, estimait récemment que 25 % de la
population étaient tombés en dessous du niveau de
survie, alors que les nouveaux dirigeants ont acquis des
fortunes énormes - effet courant de la dépendance
envers l'Occident.

Tout aussi familières sont les conséquences de la
violence à grande échelle visant à assurer " le bien-être
du système capitaliste mondial ". Il y a peu, une confé
rence de jésuites tenue au Salvador a fait remarquer
qu'au fil du temps " la culture de la terreur provoque la
domestication des espérances de la majorité ". Les gens
ne peuvent même plus songer à " des solutions autres
que celles des puissants ", aux yeux desquels de tels
résultats constituent une grande victoire pour la liberté et
la démocratie.

Ce sont là certains des contours de l'ordre mondial au
sein duquel le consensus de Washington a été forgé.

 

Nouveauté du néo-libéralisme

Examinons de plus près le caractère de nouveauté du
néo-libéralisme. Une récente publication du Royal Insti
tute of International Affairs de Londres, qui regroupe
des articles traitant des principaux problèmes actuels,
nous fournira un bon point de départ. L'un de ces textes
est consacré à la politique du développement. Son
auteur, Paul Krugman, est un économiste réputé. Il
souligne cinq points essentiels, qui concernent directe
ment notre sujet

1) la connaissance réelle du développement écono
mique reste très limitée. Aux États-Unis, par exemple,

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deux tiers de l'augmentation des revenus per capita
demeurent inexpliqués. Les réussites économiques des
pays d'Asie ont, pareillement, suivi des chemins qui ne
se conforment aucunement à ce que " l'orthodoxie
actuelle déclare être la clé du succès ". Krugman recom
mande de définir les politiques avec " humilité " et met
en garde contre les " généralisations hâtives " ;

2) on met sans cesse en oeuvre des conclusions médio
crement étayées, qui fournissent un support doctrinal à
ces politiques : le consensus de Washington en est un
bon exemple ;

3) l'" opinion reçue " est chose instable, elle change
régulièrement et va parfois jusqu'à se contredire - bien
que ses avocats témoignent chaque fois de la même assu
rance lorsqu'ils imposent la dernière orthodoxie en date ;

4) on convient généralement, en regardant le passé,
que les politiques de développement économique " n'ont
pas servi leur objectif explicite " et qu'elles reposaient
sur " de mauvaises idées " ;

5) on fait généralement valoir que " ces mauvaises
idées ont prospéré parce qu'elles servaient les intérêts de
groupes puissants. Il ne fait aucun doute que c'est bien le
cas ".

Déclarer qu'il en va ainsi est un lieu commun au
moins depuis Adam Smith. Et cela se produit avec une
constance impressionnante, même dans les pays riches,
bien que le Tiers Monde nous fournisse les exemples les
plus cruels.

Voilà le coeur du problème : les " mauvaises idées "
peuvent ne pas " servir leur objectif explicite ", mais
elles se révèlent excellentes pour leurs " principaux
architectes ". L'ère moderne a été le théâtre de
nombreuses expériences de développement économique,
avec des régularités qu'il est difficile d'ignorer. L'un de

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leurs enseignements est que les " architectes " s'en tirent
très bien, tandis que les sujets de l'expérience sont
souvent les grands perdants.

La première grande expérience de ce type fut menée il
y a deux cents ans, quand les Britanniques, devenus
maîtres de l'Inde, instituèrent en 1793 un " Accord
permanent " qui allait faire des merveilles. Quarante ans
plus tard, une commission officielle en étudia les résul
tats : elle conclut que " l'accord, élaboré avec beaucoup
de soin et de réflexion, avait malheureusement soumis les
classes inférieures à l'oppression la plus cruelle ". D'où
une misère qui avait " peu d'équivalents dans l'histoire
du commerce ", puisque " les ossements des tisserands
de coton blanchiss[ai]ent les plaines indiennes ".

Pour autant, on ne pouvait guère se contenter de consi
dérer que l'expérience était un échec. Le gouverneur
général de l'Inde fit observer que " l' "Accord permanent",
bien qu'ayant, à certains égards, connu une faillite
complète de ses espérances les plus fondamentales, présen
tait au moins ce grand avantage d'avoir permis la création
de riches propriétaires terriens intéressés à la poursuite de
la domination britannique et ayant un contrôle total sur la
masse du peuple ". Autre bénéfice: les investisseurs
anglais avaient amassé une richesse considérable. L'Inde
finançait par ailleurs 40 % du déficit commercial de la
Grande-Bretagne, tout en fournissant un marché protégé
pour ses exportations et des travailleurs sous contrat pour
les possessions des colons (en remplacement des anciennes
populations serviles) ; sans oublier l'opium, produit de
base des exportations anglaises en Chine. Celle-ci se vit
d'ailleurs imposer ce dernier commerce de force, et non
par l'effet de la " liberté des marchés " - tout comme on
oublia les principes sacrés du marché quand l'opium fut
interdit en Angleterre même.

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En bref, cette première grande expérience fut une
" mauvaise idée " pour ceux qui la subirent, mais pas
pour ses " principaux architectes " ni pour les élites
locales qui leur étaient associées. Le modèle est le
même aujourd'hui : les profits d'abord, les peuples
ensuite. La constance du phénomène n'est pas moins
impressionnante que la rhétorique saluant la dernière
vitrine en date de la démocratie et du capitalisme
comme " un miracle économique ", ou ce qu'elle dissi
mule, comme le cas du Brésil, par exemple. Dans
l'histoire de l'américanisation du Brésil que j'ai déjà
mentionnée, Gerald Haines écrit qu'à partir de 1945 les
États-Unis ont fait de ce pays " un terrain d'expérimen
tation pour des méthodes scientifiques modernes de
développement industriel, reposant fermement sur le
capitalisme ". L'expérience fut menée avec " les
meilleures intentions du monde " ; les investisseurs en
étaient les bénéficiaires, mais ses responsables
" croyaient sincèrement " que les Brésiliens en tire
raient également profit. Je ne décrirai pas ce qui leur
arriva quand leur pays, soumis à la dictature militaire,
devint " le chouchou latino-américain de la commu
nauté d'affaires internationale ", pour reprendre la
formule de la presse économique, alors même que la
Banque mondiale faisait savoir que deux tiers de la
population n'avaient pas suffisamment de quoi se
nourrir pour mener une activité normale.

Écrivant en 1989, Haines décrit " la politique brési
lienne des États-Unis " comme " un énorme succès ",
" un véritable triomphe à l'américaine ". Aux yeux du
monde des affaires, 1989 fut " l'année de rêve " : les
profits triplèrent par rapport à 1988, tandis que les
salaires industriels, qui comptaient déjà parmi les plus
bas du monde, chutaient encore de 20 %. Un rapport de

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l'ONU sur le développement humain plaçait le Brésil
au même rang que l'Albanie. Quand le désastre finit
par toucher aussi les riches, les " méthodes scienti
fiques modernes de développement reposant ferme
ment sur le capitalisme " devinrent brusquement autant
d'exemples des maux que représentaient l'étatisme et
le socialisme - encore un de ces changements de
position éclair auxquels on assiste chaque fois que c'est
nécessaire.

Pour apprécier l'ampleur de la réussite, il faut se
souvenir que le Brésil est depuis longtemps considéré
comme l'un des pays les plus riches du monde, pourvu
d'énormes avantages, au nombre desquels un demi
siècle de domination et de bienveillante tutelle améri
caines n'ayant pour but, une fois de plus, que de servir
les intérêts des privilégiés en laissant dans la misère la
majorité de la population.

Le Mexique est le plus récent exemple de cette atti
tude. Il fut vivement loué tant qu'il resta un brillant élève
maîtrisant les règles du consensus de Washington, et
érigé en modèle pour les autres - cela pendant que les
salaires s'effondraient, que la pauvreté croissait presque
aussi rapidement que le nombre de milliardaires et que
s'y déversaient des capitaux étrangers en grande partie
spéculatifs ou destinés à l'exploitation d'une main
d' oeuvre bon marché, tenue en lisière par une " démo
cratie " des plus brutales. L'effondrement du château de
cartes en décembre 1994 fut un événement tout à fait
familier. Aujourd'hui, la moitié de la population mexi
caine ne peut pas même satisfaire ses besoins alimen
taires de base, tandis que l'homme qui contrôle le
marché du maïs est toujours sur la liste des milliardaires
locaux - catégorie sociale pour laquelle le Mexique est
très bien classé.

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Des changements intervenus dans l'ordre mondial ont
aussi permis l'application aux États-Unis d'une variante
du consensus de Washington. Les salaires de la majorité
de la population stagnent ou déclinent depuis quinze ans,
de même que les conditions de travail et la sécurité de
l'emploi, et ce malgré la reprise économique - phéno
mène sans précédent. Les inégalités sociales ont atteint
des niveaux jamais connus depuis soixante-dix ans, bien
au-delà de ce que l'on observe dans les autres pays déve
loppés. Les États-Unis ont la pauvreté infantile la plus
élevée de tous les pays industriels, juste avant le reste du
monde anglophone. Et il en est ainsi pour d'autres
maladies que l'on trouve habituellement dans le Tiers
Monde. Pendant ce temps, la presse d'affaires est à court
d'adjectifs enthousiastes pour décrire la croissance
" éblouissante " et " stupéfiante " des profits, tout en
admettant que les riches, à leur tour, se trouvent
confrontés à un problème, résumé par un gros titre de
Business Week : " Et maintenant, que faire de tout cet
argent ? ". Il faut trouver un emploi à " des profits défer
lants " qui " inondent les coffres de l'Amérique des
grandes entreprises ", tandis que les dividendes montent
en flèche.

Les profits restent " spectaculaires " en 1996, avec une
" remarquable " croissance pour les plus grandes sociétés
de la planète, bien que, comme l'ajoute benoîtement Busi
ness Week, " il y ait un secteur qui n'a pas beaucoup crû
celui des salaires ". Cette exception concerne aussi les
compagnies qui ont " connu une année magnifique " et
des " profits montant en flèche ", ce qui ne les a pas
empêchées de réduire la main-d'oeuvre, de recourir à des
travailleurs à temps partiel sans aucune sécurité de
l'emploi, et de se comporter par ailleurs très exactement
comme on pouvait s'y attendre compte tenu de " la nette

sujétion du travail au capital depuis quinze ans ", pour
reprendre une autre formule de la presse économique.

 

Disparités de développement

L'histoire nous propose d'autres leçons. Au
XVIII siècle, les différences entre monde développé et
Tiers Monde étaient bien moindres qu'aujourd'hui. Cela
signifie que certains pays se sont développés et d'autres
pas. Deux questions évidentes se posent aussitôt
1) Quels sont ces pays ? 2) Peut-on tenter d'identifier
quelques-unes des raisons qui expliquent de telles dispa
rités dans le développement ?

La réponse à la première question est assez claire.
Outre l'Europe occidentale, deux grandes régions se sont
développées, les États-Unis et le Japon - les seules à
avoir échappé au colonialisme européen. Les colonies
nippones constituent un autre problème : le Japon, s'il
fut une puissance coloniale brutale, prit soin, plutôt que
de les voler purement et simplement, de les développer à
peu près au même rythme que lui-même.

Qu'en est-il de l'Europe de l'Est ? Le continent euro
péen commença à se diviser au xve siècle : sa partie occi
dentale se développa tandis que sa partie orientale
devenait son prestataire de services, constituant le premier
Tiers Monde. Cette partition s'accentua jusqu'au début du
XX siècle, quand la Russie se retira du système. En
dépit des terrifiantes atrocités de Staline et des terribles
destructions dues aux guerres, l'Union soviétique
connut bel et bien une industrialisation significative.
Elle forma, du moins jusqu'en 1989, ce que l'on
pourrait appeler le " deuxième monde ", qui ne se
confondait nullement avec le Tiers Monde.

Nous savons grâce aux archives que, pendant les
années 1960, les dirigeants occidentaux redoutaient
que la croissance économique russe n'inspire partout
un " nationalisme radical ", et que d'autres pays ne
soient infectés par la maladie dont la Russie avait été
frappée en 1917, lorsqu'elle avait décidé de se refuser à
" compléter les économies industrielles d'Occident ",
comme l'avait déclaré en 1955 un prestigieux groupe
d'étude consacré au problème du communisme.
L'intervention occidentale en 1918 avait donc constitué
une action défensive en vue de protéger " le bien-être
du système capitaliste mondial ", menacé par les boule
versement sociaux survenus dans cette région. C'est
bien ainsi qu'elle est décrite par les auteurs respectés.

La logique de la guerre froide nous rappelle les cas de
Grenade ou du Guatemala - bien que, survenu à une
échelle très différente, le conflit de la guerre froide ait
fini par acquérir une dynamique autonome. Il n'est pas
surprenant que les modèles traditionnels aient été
restaurés après la victoire du plus puissant des deux
antagonistes. Il ne faut pas non plus s'étonner que le
budget du Pentagone demeure au niveau de ceux de la
guerre froide, et ne cesse de croître, puisque la politique
internationale de Washington a à peine changé : autant
de faits qui nous aident à comprendre un peu mieux les
réalités de l'ordre mondial.

Pour en revenir à notre première question, une
conclusion au moins paraît claire : le développement a
eu lieu sans référence aux " expériences " reposant sur
les " mauvaises idées " que nous avons évoquées. Ce
n'est pas une garantie de succès, mais cela semble au
moins en être une condition préalable.

Passons à la seconde question. Comment l'Europe et
ceux qui ont échappé à son contrôle ont-ils réussi à se

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développer ? Là encore, la réponse semble évidente : en
violant radicalement la doctrine de la liberté des
marchés. Cela vaut pour toutes les régions, de l'Angle
terre à l'Extrême-Orient d'aujourd'hui en passant par les
États-Unis eux-mêmes, champions du protectionnisme
depuis leurs origines.

L'histoire économique traditionnelle reconnaît que
l'intervention de l'État a joué un rôle essentiel dans la
croissance économique. Mais son impact est sous
estimé en raison de l'étroitesse du point de vue adopté.
Pour ne mentionner qu'une omission, mais de taille, la
révolution industrielle a largement reposé sur la dispo
nibilité d'un coton bon marché, pour l'essentiel en
provenance des États-Unis, et maintenu à bas prix non
par l'effet des forces du marché, mais par l'élimination
des populations indigènes et par l'esclavage. Il existait,
bien entendu, d'autres producteurs, au premier rang
desquels l'Inde. Ses ressources partirent vers l'Angle
terre, tandis que son industrie textile, pourtant très
avancée, était détruite par le protectionnisme britan
nique, qui fit usage de la force. L'Égypte est un autre
exemple : elle prit des mesures en faveur du développe
ment presque au même moment que les États-Unis, mais
ses efforts se virent bloqués par l'Angleterre, qui déclara
explicitement ne pas vouloir tolérer un développement
économique indépendant dans la région. De son côté, la
Nouvelle-Angleterre imposa aux textiles britanniques bon
marché des droits de douane aussi élevés que ceux
imposés à l'Inde par l'Angleterre. Les historiens de
l'économie estiment que, sans de telles mesures, près de
la moitié de son industrie textile, alors en voie d'émer
gence, aurait été détruite, non sans effets de grande
ampleur sur la croissance économique américaine.

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On peut faire un parallèle avec la situation de
l'énergie, sur laquelle reposent les économies indus
trielles avancées. Depuis la Seconde Guerre mondiale, et
notamment pendant l'" âge d'or " du développement,
celui-ci dépend de la possibilité de se procurer un pétrole
à la fois abondant et bon marché, maintenu tel en grande
partie par la menace ou l'usage de la force. Une large
part du budget du Pentagone est consacrée au maintien
du prix du pétrole moyen-oriental à des niveaux que les
Etats-Unis et leurs compagnies d'énergie jugent appro
priés. Je ne connais qu'une seule étude technique sur le
sujet : elle conclut que les dépenses du Pentagone équi
valent à une subvention de 30 % du prix du marché, en
démontrant que " l'idée couramment admise selon
laquelle les carburants fossiles sont bon marché est une
pure fiction ". Ainsi, toute estimation de la prétendue
efficacité du commerce, toute conclusion sur la crois
sance économique restent d'une validité limitée si
nombre des coûts sont dissimulés.

Récemment, un groupe d'économistes japonais
renommés a publié, en plusieurs volumes, un examen
des programmes de développement économique du
Japon depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils notent que
leur pays commença par rejeter les doctrines néo
libérales de ses conseillers américains pour leur préférer
une politique industrielle assignant un rôle prédominant
à l'État. Les mécanismes du marché furent ensuite
progressivement introduits par la bureaucratie étatique et
les conglomérats financiers et industriels, à mesure que
croissaient les perspectives de succès commercial. Le
rejet des préceptes économiques orthodoxes, concluent
nos auteurs, fut la condition du " miracle japonais ". Le
succès est impressionnant : pratiquement dépourvu de
ressources naturelles, le Japon était devenu, en 1990, la

70

plus grande économie manufacturière du monde et la
première source d'investissements à l'étranger, tout en
représentant la moitié de l'épargne nette mondiale et en
finançant le déficit américain.

En ce qui concerne les anciennes colonies japonaises,
la principale étude spécialisée, réalisée par la mission
d'aide américaine à Taiwan, découvrit que les planifica
teurs chinois, de même que leurs conseillers améri
cains, avaient repoussé les principes de " l'économie
anglo-américaine " pour mettre sur pied une " stratégie
centrée sur l'État ", s'appuyant sur " la participation
active du gouvernement aux activités économiques de
l'île par le biais de plans dont il supervisait l'exécu
tion ". Dans le même temps, les responsables américains
" vantaient les mérites de Taiwan comme représentant
un grand succès de l'entreprise privée ".

L'" État chef d'entreprise " fonctionne différemment
en Corée du Sud, mais il y assume le même rôle de
guide. Aujourd'hui, on retarde l'entrée du pays à
l'OCDE*, le club des riches, en raison de sa répugnance
à adopter une politique soumise aux marchés, qui
permettrait par exemple aux compagnies étrangères de
prendre le contrôle de sociétés locales, et à autoriser la
libre circulation des capitaux, suivant en cela l'exemple
du Japon, qui a interdit leur exportation tant que son
économie n'était pas suffisamment solide.

Dans le numéro d'août 1996 de Research Observer, la
revue de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, le chef des
conseillers économiques de Clinton, tire les " leçons du
miracle de l'Extrême-Orient " : l'une d'elles est que
" les gouvernements furent les premiers responsables de

* Depuis, la Corée du Sud y a été admise (NdT).

71

la promotion de la croissance économique ", renonçant à
la " religion " prêchée par les marchés et intervenant
activement pour accélérer les transferts de technologie,
créer un système d'éducation et de santé relativement
égalitaire, un appareil de planification et de coordination
industrielles. Le rapport de l'ONU sur le développement
humain de 1996 souligne l'importance vitale d'une poli
tique gouvernementale " de diffusion des compétences
et de satisfaction des besoins sociaux élémentaires "
comme " tremplin d'une croissance économique durable ".

Il ne fait pas grand doute que les doctrines néo-libérales,

quoi qu'on puisse en penser par ailleurs,
mettent en danger les secteurs de la santé et de l'éduca
tion, accroissent les inégalités, rognent les revenus du
travail.

Un an plus tard, après que l'économie des pays d'Asie
eut été victime de crises financières et d'effondrements
des marchés, Stiglitz, devenu principal économiste de la
Banque mondiale, reprit ses précédentes conclusions
(discours programme mis à jour, in Annual World Bank
Conférence on Development Economics 1997, Banque
mondiale, 1998, Wider Annual Lectures 2, 1998) : " La
crise actuelle en Extrême-Orient n'est pas la réfutation du
miracle qu'il a connu, écrivait-il. Le fait fondamental
demeure : aucune région au monde n'a vu un accroisse
ment de revenus aussi spectaculaire, ni tant de gens sortir
de la pauvreté en aussi peu de temps. " Cette " étonnante
réussite " était soulignée par le décuplement, en trente
ans, du revenu per capita en Corée du Sud, succès sans
précédent, marqué par " une forte implication de l'État ",
en violation du consensus de Washington mais en accord
avec le développement économique européen et améri
cain, note à juste titre Stiglitz. " Loin de remettre en
cause le miracle économique d'Extrême-Orient ",

72

concluait-il, la " grave agitation financière " en Asie
" pourrait bien être, en partie, le résultat de l'abandon des
stratégies qui avaient si bien servi ces pays, notamment
des marchés financiers minutieusement régulés " - autre
ment dit l'abandon de stratégies victorieuses, en grande
partie sous la pression occidentale. D'autres spécialistes
ont émis des opinions semblables, parfois avec plus
d'énergie encore*.

Le contraste entre l'Extrême-Orient et l'Amérique
latine est frappant. La seconde connaît les pires inéga
lités du monde, le premier les moins dramatiques. Il en
va de même, plus largement, pour l'éducation, la santé et
l'assistance sociale. En Amérique latine, les importa
tions sont lourdement orientées vers la consommation
des riches, en Extrême-Orient vers l'investissement
productif. Sur le continent sud-américain, les fuites de
capitaux ont presque atteint le niveau d'une dette par
ailleurs écrasante ; en Asie, elles sont restées, jusqu'à
une date très récente, étroitement contrôlées. En
Amérique latine, les riches sont généralement exempts
de toute obligation sociale, impôts compris. Comme le
souligne l'économiste brésilien Bresser Pereira, le
problème n'y est pas le " populisme ", mais " la sujétion
de l'État aux riches ". L'Extrême-Orient est très diffé
rent de ce point de vue.

Les économies latino-américaines sont également plus
ouvertes aux investissements étrangers. Selon le rapport
de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le
commerce et le développement), les multinationales

* Après avoir, sous la pression, démissionné de la Banque
mondiale en janvier 2000, Stiglitz a approfondi ses analyses dans

La Grande Désillusion (Fayard, 2002). Voir en particulier le
chapitre sur " La crise asiatique " (NdT).

73

étrangères y " contrôlent une part bien plus grande de la
production industrielle " qu'en Asie. La Banque mondiale
elle-même concède que les investissements étrangers et
les privatisations qui lui sont si chères " ont tendu à se
substituer aux autres flux de capitaux " en Amérique
latine, transférant à l'étranger contrôle des entreprises et
profits. Elle reconnaît aussi que les prix au Japon, en
Corée et à Taiwan ont davantage différé de ceux du
marché qu'en Inde, au Brésil, au Mexique, au Venezuela
et dans d'autres pays supposés interventionnistes, alors
que c'est la Chine, emprunteuse préférée et toujours plus
gourmande de la Banque, qui s'est montrée, de tous, la
plus interventionniste et la plus active en matière de mani
pulation des prix. Et l'ensemble des études de cette insti
tution consacrées au Chili ont omis de signaler que les
mines de cuivre nationalisées du pays constituent l'une de
ses principales sources de revenus à l'exportation - cela
pour ne citer qu'un exemple parmi bien d'autres.

Il semble donc que l'ouverture à l'économie interna
tionale ait eu un coût important pour l'Amérique latine,
de même que son incapacité à contrôler le capital et les
riches, et pas seulement la main-d' oeuvre et les pauvres.
Bien entendu, certaines franges de la population en tirent
bénéfice, comme à l'époque coloniale. Qu'elles soient
aussi dévouées aux doctrines de la " religion " que les
investisseurs étrangers ne devrait pas nous surprendre.

Le rôle de la gestion et de l'initiative de l'État dans les
économies prospères devrait nous être familier. Une ques
tion apparentée aux deux autres posées plus haut est de
savoir comment le Tiers Monde est devenu ce qu'il est
aujourd'hui. Dans une étude récente, Paul Bairoch,
éminent historien de l'économie, a traité du problème,
remarquant qu' " il ne fait aucun doute que le libéralisme
économique obligatoire imposé au Tiers Monde au

74

XIXe siècle est un élément essentiel dans l'explication du
retard de son industrialisation ", tout comme, dans
l'exemple très révélateur de l'Inde, le " processus de
désindustrialisation " qui a converti l'une des places
commerciales et l'un des centres industriels les plus impor
tants du monde en une société agricole appauvrie, non sans
s'accompagner d'une chute brutale des salaires réels, de la
consommation alimentaire et de la disponibilité des
produits de base. Comme le fait observer Bairoch, " l'Inde
ne fut que la première victime majeure d'une très longue
liste ", laquelle comprend " des pays du Tiers Monde poli
tiquement indépendants [mais qui] furent contraints
d'ouvrir leurs marchés aux produits occidentaux ". Dans le
même temps, les pays d'Occident se protégeaient de la
tyrannie des marchés et se développaient.

 

Les variantes de la doctrine néo-libérale

Ces considérations nous conduisent à évoquer une
autre caractéristique importante de l'histoire moderne.
La doctrine de la liberté des marchés connaît deux
variantes. La première, l'officielle, est imposée à ceux
qui ne peuvent se défendre. On pourrait appeler la
seconde la " doctrine réellement existante ", autrement
dit : la rigueur des marchés est bonne pour vous, mais
pas pour moi, sauf si cela me procure un avantage
temporaire. C'est elle qui règne depuis le XVIIe siècle,
époque à laquelle l'Angleterre apparut comme le plus
avancé des pays en voie de développement grâce à une
augmentation radicale des impôts et à une gestion
publique efficace afin d'organiser les activités fiscales
et militaires de l'État, lequel, selon l'historien britan

75

nique John Brewer, devint " le plus grand acteur de
l'économie " et de son extension dans le monde.

La Grande-Bretagne finit par passer à l'internationa
lisme libéral... en 1846, après qu'un siècle et demi de
protectionnisme, de violence et de pouvoir d'État l'eut
placée loin devant ses rivaux. Mais cette conversion au
marché s'accompagnait d'importantes réserves. Quarante
pour cent de la production textile anglaise étaient
toujours dirigés vers l'Inde, désormais colonisée, et il en
allait de même pour les autres exportations britanniques.
L'acier produit en Grande-Bretagne se vit imposer en
Amérique des droits de douane élevés, qui permirent aux
Etats-Unis de développer leur propre industrie sidérur
gique - l'acier britannique, trop cher, finit par disparaître
des marchés internationaux, mais l'Inde et les colonies
de l'Empire lui demeurèrent accessibles. Le cas de
l'Inde est très instructif : au XVIII siècle, elle produisait
autant de fer que toute l'Europe réunie, et en 1820 encore
des ingénieurs anglais étudiaient ses techniques de
production de l'acier, très avancées, afin de combler le
" fossé technologique ". Quand eut lieu le boom des
chemins de fer, Bombay fut en mesure de produire des
locomotives à des tarifs compétitifs. Mais la " doctrine
réellement existante " de la liberté des marchés détruisit
ces secteurs industriels indiens, ainsi que ceux du textile
ou de la construction navale, qui, selon les normes de
l'époque, étaient très avancés. Les États-Unis et le Japon,
eux, ayant échappé au contrôle de l'Europe, purent
reprendre le modèle britannique d'intervention étatique
sur les marchés.

Quand la concurrence japonaise devint trop difficile à
gérer, l'Angleterre se contenta d'abandonner la partie
l'Empire fut efficacement fermé aux exportations
nippones, ce qui fut l'un des facteurs de déclenchement

76

de la Seconde Guerre mondiale. Au même moment, les
industriels indiens demandaient à être protégés... non du
Japon, mais de la Grande-Bretagne. Bien entendu, sous
le règne de la " doctrine réellement existante ", leurs
voeux ne furent pas exaucés.

Abandonnant dans les années 1930 cette version étri
quée du " laisser-faire ", le gouvernement britannique
entreprit d'intervenir plus directement dans l'économie
du pays. En quelques années, la production de machines
outils fut multipliée par cinq, tandis qu'on assistait à un
boom de la chimie, de l'acier, de l'aviation et de tout un
éventail d'industries nouvelles ; ce fut, comme l'écrit
l'analyste économique Will Hutton, " une phase
nouvelle et méconnue de la révolution industrielle ".
Cette industrie sous contrôle étatique permit à la
Grande-Bretagne de distancer la production allemande
pendant la guerre, et même de réduire l'écart avec les
Etats-Unis, qui entamaient une spectaculaire expansion
économique au moment même où les responsables des
grandes sociétés prenaient le contrôle d'une économie de
guerre coordonnée par l'État.

Un siècle après les Anglais, les Américains emprun
tèrent eux aussi le chemin de l'internationalisme libéral.
Après 150 ans de protectionnisme et de violence, les
États-Unis étaient devenus, et de loin, le pays le plus
riche et le plus puissant du monde, et ils en vinrent à
comprendre l'intérêt d'un " terrain de jeu à égalité " où
ils pouvaient espérer écraser tout concurrent potentiel.
Mais, comme l'Angleterre, ils posaient des réserves
fondamentales.

L'une d'elles était que Washington ferait usage de son
pouvoir pour empêcher tout développement indépendant
où que ce soit. En Amérique latine, en Égypte, en Asie
du Sud-Est et ailleurs, le développement devait être

77

" complémentaire ", et non pas " concurrentiel ". Il y
eut aussi des interventions de grande ampleur dans le
commerce. Ainsi, l'aide du plan Marshall fut condi
tionnée par l'achat de produits agricoles américains, ce
qui explique en partie que la part des États-Unis dans le
commerce mondial des céréales soit passée de moins de
10 % avant la guerre à plus de 50 % en 1950, tandis que
les exportations argentines étaient réduites des deux
tiers. L'aide alimentaire fut également utilisée à la fois
pour subventionner l'agriculture et la pêche américaines
et pour vendre moins cher que les producteurs étrangers
- autre mesure destinée à empêcher tout développement
indépendant. La destruction à peu près complète de la
production de blé colombienne par de tels moyens est
l'un des facteurs expliquant la croissance de l'industrie
de la drogue, que la politique néo-libérale de ces
dernières années a encore accélérée dans les Andes.
L'industrie textile du Kenya s'est effondrée pareillement
en 1994 quand l'administration Clinton lui a imposé des
quotas interdisant au pays d'emprunter le chemin de
développement suivi par tous les pays industriels. Les
" réformateurs africains " furent prévenus : ils devaient
encore faire des progrès pour améliorer les conditions
offertes aux responsables des milieux d'affaires, " inté
grer les réformes assurant la liberté des marchés " et
adopter des politiques commerciales et d'investissement
conformes aux exigences des investisseurs occidentaux.
Ce ne sont là que quelques exemples dispersés.

Toutefois, c'est ailleurs que s'illustre de la façon la
plus frappante l'écart entre la " doctrine réellement exis
tante " et la doctrine officielle de la liberté des marchés.
L'interdiction des subventions publiques est l'un des
éléments de base de la théorie du libre-échange. Après la
Seconde Guerre mondiale, pourtant, les dirigeants des

78

milieux d'affaires américains redoutaient que l'économie
ne retourne à la dépression, sans intervention de l'État.
De surcroît, ils affirmaient que les secteurs industriels
les plus avancés - en particulier l'aviation, bien que le
raisonnement fût plus général - ne pourraient " exister
de manière satisfaisante dans une économie de "libre
entreprise" pure, concurrentielle et sans subventions ",
l'État étant " le seul sauveur possible ". Ces citations
sont extraites de la presse d'affaires, qui admettait égale
ment que le système édifié autour du Pentagone était le
meilleur moyen de transférer les coûts de fabrication au
secteur public. Ces dirigeants comprenaient que les
dépenses sociales pouvaient jouer le même rôle de
stimulateur, mais il ne s'agissait pas là de subventions
directes aux grandes sociétés puisqu'elles avaient des
effets de démocratisation et de redistribution - autant de
défauts dont les dépenses militaires étaient dépourvues.

En outre, cette idée était facile à vendre. Le secrétaire
aux Forces aériennes de Truman présenta les choses de la
manière la plus simple : il ne faut pas utiliser le mot
" subventions ", mieux vaut parler de " sécurité ". Il
veilla à ce que le budget militaire " satisfasse les
exigences de l'industrie de l'aviation ", comme il le
déclara lui-même. Cela eut pour conséquence, entre
autres choses, de faire de l'aviation civile le premier
poste d'exportation du pays, et de l'énorme industrie du
voyage et du tourisme une source de gros profits.

Il était donc parfaitement normal que Clinton fasse de
Boeing " un modèle pour toutes les compagnies
d'Amérique " quand, lors du sommet Asie-Pacifique de
1993, il prêcha sa " nouvelle vision " de l'avenir des
marchés libres sous des applaudissements nourris.
Parfait exemple de ce que sont réellement les marchés,
l'aviation civile est désormais dominée par deux firmes,

79

Boeing-McDonald et Airbus, dont chacune doit son
existence et son succès à d'importantes subventions
publiques. La même situation prévaut dans les domaines
de l'informatique, de l'électronique et de l'automation,
de la biotechnologie et des communications - en fait,
dans pratiquement tous les secteurs dynamiques de
l'économie.

Il était inutile d'exposer à l'administration Reagan la
" doctrine réellement existante " de la liberté des
marchés : elle maîtrisait parfaitement le sujet, en exaltant
les mérites auprès des pauvres tout en se vantant devant
les hommes d'affaires du fait que Reagan avait " davan
tage protégé l'industrie américaine des importations que
n'importe lequel de ses prédécesseurs depuis cinquante
ans " - ce qui était beaucoup trop modeste ; il surpassait
l'ensemble des anciens présidents réunis, tout en
" impulsant le plus grand retour au protectionnisme
depuis les années 1930 ", comme l'écrivit Foreign
Affairs dans un article passant en revue la décennie. Sans
ces mesures parfois extrêmes d'ingérence sur le marché,
on peut douter que les industries de l'automobile, des
machines-outils ou des semi-conducteurs eussent
survécu à la concurrence japonaise, ou eussent pu
s'engager dans les technologies en voie d'émergence,
avec d'importants effets sur toute l'économie. Cela
montre, une fois de plus, que l' " opinion reçue " est
" pleine de trous ", comme le fit remarquer un autre
article de Foreign Affairs examinant l'action de l'admi
nistration Reagan. Elle garde pourtant ses vertus en tant
qu'arme idéologique permettant de mettre au pas ceux
qui ne peuvent se défendre. (Soulignons que les Etats
Unis et le Japon viennent tous deux d'annoncer de
nouveaux grands programmes de financement public des
technologies avancées - respectivement pour l'aviation

et les semi-conducteurs -, les subventions d'État venant
ainsi soutenir le secteur industriel privé.)

Une étude approfondie des multinationales due à
Winfried Ruigrock et Rob van Tulder permet aussi
d'illustrer ce qu'est la " doctrine réellement existante de
la liberté des marchés ". Ils ont ainsi découvert qu'" à
peu près toutes les grandes compagnies du monde ont
bénéficié d'une aide décisive des pouvoirs publics, ou
de barrières commerciales, dans la définition de leur
stratégie ou de leur position compétitive ", et qu' " au
moins vingt compagnies classées dans les cent
premières par la revue Fortune en 1993 n'auraient pu
survivre de manière indépendante si elles n'avaient été
sauvées par leurs gouvernements respectifs " - soit par
socialisation de leurs pertes, soit par simple rachat de
l'État quand elles connaissaient trop de difficultés.
Lockheed, principal employeur de la circonscription
profondément conservatrice de Newton Gingrich, fut
ainsi sauvé de la faillite grâce à des garanties de prêt
accordées par le gouvernement fédéral. La même étude
fait remarquer que l'intervention de l'État, qui " a été la
règle plutôt que l'exception au cours des deux derniers
siècles [...], a joué un rôle clé dans le développement et
la diffusion de nombreuses innovations - en particulier
dans l'aérospatiale, l'électronique, l'agriculture moderne,
la technologie des matériaux et celle des transports,
l'énergie ", ainsi que dans les télécommunications et
l'information (Internet et le Web en étant des exemples
récents tout à fait frappants). Il en allait de même autre
fois pour le textile et l'acier, et bien sûr pour l'énergie.
Les politiques étatiques " ont constitué une force écra
sante dans la définition des stratégies et la compétitivité
des plus grandes sociétés mondiales ". D'autres études
confirment ces remarques.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur toutes ces ques
tions, mais une conclusion, en tout cas, paraît s'imposer
les doctrines en vigueur sont conçues et mises en oeuvre
pour des raisons de pouvoir et de profit. Les " expé
riences " contemporaines suivent un modèle familier

quand elles prennent la forme d'un " socialisme pour les
riches " au sein d'un système mercantiliste mondial
dominé par les grandes entreprises, dans lequel le
" commerce " se réduit pour l'essentiel à des transactions
centralisées entre firmes - énormes institutions liées à
leurs concurrents par des alliances stratégiques, agissant
en tyrans au sein d'une structure interne conçue pour
saper les prises de décision démocratiques et pour
protéger les maîtres des rigueurs du marché. C'est aux
pauvres et aux vulnérables qu'il faut inculquer ces
sévères doctrines.

Nous pourrions également nous demander jusqu'à
quel point l'économie est vraiment "mondialisée " et
pourrait être soumise à un contrôle démocratique et
populaire. En termes d'échanges, de flux financiers et
autres mesures du même ordre, l'économie n'est pas
plus " mondiale " qu'au xxe siècle. De surcroît, les
multinationales dépendent fortement des subventions
publiques et des marchés domestiques ; leurs transac
tions internationales, y compris ce qu'on appelle à tort
" le libre- échange ", sont en grande partie confinées à
l'Europe, au Japon et aux États-Unis, où elles peuvent
bénéficier de mesures politiques sans craindre les coups
d'État militaires et autres mauvaises surprises du même
genre. Il y a beaucoup de choses nouvelles et impor
tantes, mais la conviction que tout est " hors de
contrôle " n'est pas très crédible, même si l'on s'en tient
aux mécanismes existants.

82

Une quelconque loi de la nature exige-t-elle que nous
nous en tenions à eux ? Non - si du moins nous prenons
au sérieux le libéralisme classique. On connaît bien
l'éloge qu'Adam Smith fait de la division du travail,
mais beaucoup moins sa dénonciation de ses effets
déshumanisants, qui transforment les travailleurs en
objets " aussi stupides et ignorants qu'il est possible à
une créature humaine de l'être ". C'est là quelque chose
qu'il faut empêcher " dans toute société civilisée et
développée " par une action de l'État, afin de surmonter
la force destructrice de la fameuse " main invisible ". On
ignore également que Smith pensait qu'une sorte de
régulation d'État " en faveur des travailleurs est toujours
juste et équitable ", mais pas " quand elle est en faveur
des maîtres " ; de même que son appel à l'égalité de
conditions, qui était au coeur de son plaidoyer pour la
liberté des marchés.

Un autre penseur majeur du panthéon libéral allait
encore plus loin. Wilhelm von Humboldt condamnait le
travail salarié en soi : quand le travailleur est soumis à
un contrôle extérieur, écrivait-il, " nous pouvons
admirer ce qu'il fait, mais nous méprisons ce qu'il est ".
" L'art progresse, l'artisan recule ", observait Alexis de
Tocqueville, autre grande figure du libéralisme. Comme
Smith et Jefferson, il pensait que l'égalité de conditions
était une importante caractéristique d'une société juste et
libre. Voilà cent soixante ans, il mettait en garde contre
les dangers d'une " permanente inégalité des condi
tions ". Il redoutait que ne sonne le glas de la démocratie
si " l'aristocratie manufacturière que nous voyons
s'élever sous nos yeux " aux États-Unis, " l'une des plus
dures qui ait jamais existé au monde ", sortait de ses
frontières - comme elle le fit plus tard, dépassant de loin
ses pires cauchemars.

83

Je ne fais qu'effleurer des questions aussi complexes
que fascinantes - qui suggèrent, je crois, que les principes
fondateurs du libéralisme classique trouvent aujourd'hui
leur expression naturelle non dans la " religion " néo
libérale, mais dans les mouvements indépendants des
travailleurs, dans les idées et les pratiques des mouve
ments socialistes libertaires, parfois dans les déclarations
de figures aussi éminentes de la pensée du XXe siècle que
Bertrand Russell ou John Dewey. II faut évaluer avec
prudence les doctrines qui dominent les discours intellec
tuels, en prenant bien garde aux arguments, aux faits et
aux leçons de l'histoire passée et présente. Il ne sert à rien
de se demander ce qui est " bon " pour certaines caté
gories de pays, comme s'il s'agissait d'entités ayant des
valeurs et des intérêts communs. Ce qui peut être bon
pour le peuple américain, qui dispose d'avantages incom
parables, pourrait bien être mauvais pour d'autres, dont
l'éventail de choix est bien plus restreint. Toutefois, il est
une chose à laquelle nous pouvons raisonnablement nous
attendre : ce qui est bon pour les peuples du monde risque
de n'être que très lointainement conforme aux plans des
" principaux architectes ". Et il y a moins de raisons que
jamais de leur permettre de façonner l'avenir en fonction
de leurs intérêts.

[Une version de cet article a été originellement
publiée en Amérique latine en 1996 dans des traductions
espagnole et portugaise.]

u

Le consentement sans consentement
embrigader l'opinion publique

Une société démocratique décente devrait reposer sur le
principe du " consentement des gouvernés ". Cette idée est
universellement admise, mais on peut lui reprocher d'être à
la fois trop forte et trop faible. Trop forte, parce qu'elle
laisse entendre que les gens doivent être gouvernés et
contrôlés. Trop faible, car les dirigeants les plus brutaux
eux-mêmes exigent une certaine dose de " consentement
des gouvernés ", et l'obtiennent généralement, pas seule
ment par la force.

Je m'intéresserai ici à la manière dont des sociétés
démocratiques et libres ont fait face à ces questions. Au
fil du temps, les forces populaires ont cherché à obtenir
la possibilité de participer plus largement à la gestion de
leurs affaires, avec certains succès et de nombreuses
défaites. Dans le même temps, un corpus d'idées très
instructif a été développé pour justifier la résistance de
l'élite à la démocratie. Quiconque veut comprendre le
passé et façonner l'avenir aurait intérêt à examiner avec
attention non seulement la pratique, mais aussi le cadre
doctrinal qui la soutient.

Voilà 250 ans, David Hume aborda ces questions dans
des oeuvres devenues classiques. Il était intrigué par " la
facilité avec laquelle les plus nombreux sont gouvernés

85