Titre original :

Profit over People.

Neoliberalism and Global Order

Introduction
par Robert W. McChesney

Le néo-libéralisme est le paradigme économique et
social de notre temps - il définit les politiques et les
processus grâce auxquels une poignée d'intérêts privés
acquièrent le droit de contrôler tout ce qui est possible
dans la vie sociale afin de maximiser leurs profits person
nels. Au départ associé à Ronald Reagan et Margaret
Thatcher, il est, depuis une vingtaine d'années, le courant
économico-politique dominant dans le monde, repris par
tous les partis politiques, de droite, du centre et souvent
de la gauche traditionnelle. Ceux-ci représentent ainsi les
intérêts immédiats d'investisseurs extrêmement riches et
de moins d'un millier de très grandes sociétés.

Pourtant, en dehors de certains cercles universitaires et
bien sûr des milieux d'affaires, ce terme demeure large
ment inconnu du grand public, surtout aux États-Unis.
Les initiatives néo-libérales y sont présentées comme une
politique de liberté des marchés qui encourage l'entre
prise privée, permet aux consommateurs de choisir libre
ment, récompense la responsabilité individuelle et l'esprit
d'entreprise, tout en sapant l'action de gouvernements
incompétents, parasitaires et bureaucratiques, qui ne
pourront jamais bien faire même s'ils ont de bonnes
intentions, ce qui est rarement le cas. Des efforts de

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relations publiques menés pendant des générations,
financés par les grandes sociétés, sont parvenus à donner
à ces termes et à ces idées une aura presque sacrée. Il en
résulte que de telles affirmations ont rarement besoin
d'être défendues et sont invoquées pour justifier tout et
n'importe quoi, de la baisse des impôts pour les riches à
l'abandon des mesures de protection de l'environnement
et au démantèlement des programmes d'éducation et
d'assistance sociale. À dire vrai, toute activité qui pourrait
gêner la domination des grandes entreprises sur la
société est automatiquement suspecte, car elle perturbe
le fonctionnement des marchés libres, dont on fait les
seules instances à même de répartir rationnellement,
équitablement et démocratiquement les biens et
services. À entendre les partisans les plus éloquents du
néo-libéralisme, on pourrait croire qu'ils rendent
d'énormes services aux pauvres, et à tout le monde,
quand ils appliquent leurs politiques en faveur d'une
minorité de privilégiés.

Celles-ci ont eu à peu près partout les mêmes consé
quences économiques, qui n'avaient rien d'inattendu
aggravation massive des inégalités sociales et écono
miques, privations accrues pour les plus pauvres des
nations et des peuples du monde, désastre pour l'envi
ronnement de la planète, instabilité de l'économie
mondiale, mais aussi véritable aubaine sans précédent
pour les plus riches. Confrontés à ces réalités, les défen
seurs de l'ordre néo-libéral affirment que la majorité de
la population finira par bénéficier de ses bienfaits - du
moins tant que rien n'entravera les politiques mêmes qui
ont exacerbé ces problèmes !

En dernière analyse, les néo-libéraux ne peuvent
défendre le monde qu'ils sont en train d'édifier en se
fondant sur des faits. Bien au contraire, ils demandent, ou

plutôt exigent, que l'on ait une foi religieuse dans le
caractère infaillible d'un marché dérégulé, faisant appel à
des théories qui remontent au XIXe siècle et ont peu de
rapports avec le monde réel. Mais leur ultime argument
est qu'il n'y a pas d'alternative. Tout le reste a échoué -
communisme, social-démocratie, et même un modeste
État-providence comme celui des États-Unis. Les
citoyens de ces nations ont accepté le néo-libéralisme
comme seule voie réalisable. Imparfaite, peut-être, mais
il n'existe pas d'autre système économique concevable.

Au cours du xxe siècle, certains ont dit que le fascisme
était " le capitalisme sans prendre de gants ", signifiant
par là sans droits ni organisations démocratiques. En
fait, nous savons aujourd'hui que le fascisme était infini
ment plus complexe. En revanche, cette définition
s'applique parfaitement au néo-libéralisme. Il incarne
une époque où les forces de l'argent sont plus puissantes
et plus agressives que jamais et affrontent une opposi
tion moins structurée. Dans ces conditions politiques,
elles tentent de codifier leur pouvoir sur tous les fronts
possibles, si bien qu'il est de plus en plus difficile de leur
résister, et qu'il devient presque impossible pour les
forces démocratiques extérieures au marché d'exister.

C'est précisément leur élimination qui nous permet de
voir comment le néo-libéralisme fonctionne en tant que
système, non seulement économique, mais aussi
politique et culturel. En ce domaine, les différences sont
frappantes avec le fascisme, son mépris de la démocratie
formelle, ses organisations de masse toujours sur le pied
de guerre, son racisme et son nationalisme. Là où le néo
libéralisme fonctionne le mieux, c'est où existe une
démocratie électorale formelle, mais où la population se
voit privée de l'accès à l'information et aux forums
publics nécessaires à sa participation sérieuse à la prise

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de décision. Comme l'explique Milton Friedman, le
célèbre gourou néo-libéral, dans son livre Capitalisme et
Liberté, faire des profits est l'essence même de la démo
cratie ; tout gouvernement qui poursuit une politique
contraire aux intérêts du marché est donc antidémocra
tique, quand bien même il jouirait d'un large soutien
populaire. Mieux vaut donc le cantonner dans les tâches
de protection de la propriété privée et d'exécution des
contrats, tout en limitant le débat politique à des
problèmes mineurs, les vraies questions - production et
distribution des richesses, organisation sociale - devant
être déterminées par les forces du marché.

Armés d'une compréhension aussi perverse de la
démocratie, les néo-libéraux comme Friedman n'eurent
rien à objecter, en 1973, au renversement par les mili
taires chiliens du gouvernement démocratiquement élu
de Salvador Allende, qui perturbait le contrôle de la
société par les milieux d'affaires. Après quinze ans
d'une dictature brutale et féroce - au nom, bien entendu,
de la liberté des marchés -, la démocratie fut formelle
ment restaurée en 1989, avec une constitution qui rendait
beaucoup plus difficile, voire impossible, pour les
citoyens chiliens la remise en question de la domination
militaro-industrielle sur le pays. Voilà un parfait
exemple de ce qu'est la démocratie néo-libérale : des
débats triviaux sur des questions minimes entre partis
qui, fondamentalement, poursuivent la même politique
favorable aux milieux d'affaires, quels que soient les
différences formelles et les mots d'ordre de campagne.
La démocratie est permise aussi longtemps que le
contrôle exercé par le grand capital échappe aux délibé
rations et aux changements voulus par le peuple, c'est-à
dire aussi longtemps qu'elle n'est pas la démocratie.

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Le système néo-libéral a donc un sous-produit impor
tant et nécessaire : des citoyens dépolitisés, marqués par
l'apathie et le cynisme. Or, si la démocratie électorale
affecte si peu la vie sociale, il serait irrationnel de lui
prêter beaucoup d'attention. Aux États-Unis, en 1998,
lors des élections au Congrès, on atteignit des records
d'abstention ; un tiers seulement des inscrits se rendit
aux urnes. Bien que suscitant parfois quelques inquié
tudes au sein des partis qui, comme les démocrates, atti
rent les votes des dépossédés, ce phénomène tend à être
accepté, voire encouragé, par les pouvoirs en place,
lesquels y voient une très bonne chose, ceux qui ne
votent pas étant surtout, on s'en doute, les pauvres et les
ouvriers. Les mesures susceptibles de ranimer l'intérêt
des électeurs et d'accroître leur participation aux scrutins
sont étouffées avant même d'avoir été discutées publi
quement. Toujours aux États-Unis, les deux grands
partis, dominés et soutenus par les grandes sociétés,
refusent de réformer des lois qui rendent pratiquement
impossible de créer de nouveaux partis politiques
(lesquels pourraient représenter des intérêts contraires au
marché) et de les laisser faire la preuve de leur efficacité.
Ainsi, bien qu'il existe un mécontentement, largement
partagé et souvent observé, à l'égard des démocrates et
des républicains, la politique électorale est un domaine
où les notions de compétition et de libre détermination
n'ont pas grand sens. A certains égards, la médiocrité du
débat et du choix lors des élections évoque plutôt les
États communistes à parti unique qu'une authentique
démocratie.

Mais ces considérations rendent à peine compte des
conséquences pernicieuses du néo-libéralisme pour une
politique culturelle d'inspiration civique. D'un côté, les
disparités sociales engendrées par les politiques néo

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libérales sapent tout effort visant à parvenir à l'égalité
devant la loi nécessaire pour que soit crédible la démo
cratie. Les grandes sociétés ont les moyens d'influencer
les médias et de supplanter le débat politique ; elles ne se
privent pas de les utiliser. Lors des élections améri
caines, pour ne citer qu'un exemple, le quart le plus
riche de 1 % la population est responsable de 80 % des
contributions politiques individuelles, et les grandes
sociétés dépensent dix fois plus que les syndicats. Sous
un régime néo-libéral, tout cela est parfaitement
logique ; les scrutins ne font que refléter les principes du
marché, les contributions financières sont autant
d'investissements. On voit donc se renforcer dans la
majorité de la population le sentiment que les élections
ne servent à rien, ce qui assure le maintien de la domina
tion, jamais remise en question, des grandes sociétés.

D'un autre côté, pour que la démocratie soit efficace,
il faut que les gens se sentent liés à leurs concitoyens, et
que ce lien se manifeste par diverses organisations et
institutions qui ne soient pas soumises au marché. Une
politique culturelle vivante a besoin de groupes commu
nautaires, de bibliothèques, de lieux de rencontre
publics, d'associations, de syndicats, qui fourniront aux
citoyens des occasions de se retrouver, de communiquer,
de côtoyer les autres. La démocratie néo-libérale, fondée
sur l'idée du marché über alles, s'en prend directement à
cet objectif. Elle produit non pas des citoyens, mais des
consommateurs ; non pas des communautés, mais des
centres commerciaux ; ce qui débouche sur une société
atomisée, peuplée d'individus désengagés, à la fois
démoralisés et socialement impuissants. En bref, le néo
libéralisme est, et restera, le principal ennemi d'une
authentique démocratie participative, non seulement aux
États-Unis mais sur toute la planète.

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Il est normal que Noam Chomsky soit au premier rang
dans la bataille menée aujourd'hui pour la démocratie et
contre le néo-libéralisme. Dans les années 1960, il fut
l'un des plus vifs dénonciateurs de la guerre du Viêt
nam et, plus largement, l'analyste le plus féroce de la
manière dont la politique étrangère américaine ébranle la
démocratie, foule aux pieds les droits de l'homme et
défend les intérêts d'une minorité de privilégiés. Dans
les années 1970, il entama, avec Edward S. Herman, des
recherches sur la façon dont les médias américains
servent les intérêts de l'élite et sapent la capacité des
citoyens à mener leur vie de manière réellement démo
cratique. Leur livre paru en 1988, Manufacturing
Consent, demeure un point de départ obligé pour
quiconque veut étudier sérieusement cette question.

Tout au long de ces années, Chomsky, en qui on peut
voir un anarchiste ou, plus exactement, un socialiste liber
taire, est apparu comme l'opposant résolu et conséquent
des régimes et des partis communistes et léninistes. Il a
appris à d'innombrables personnes, dont moi-même, que
la démocratie est la pierre de touche non négociable de
toute société postcapitaliste valant la peine qu'on lutte
pour elle. Dans le même temps, il a démontré à quel point
il est absurde de confondre capitalisme et démocratie, ou
de croire que les sociétés capitalistes, même dans le
meilleur des cas, permettront d'accéder à l'information ou
de participer aux prises de décision autrement que dans les
conditions les plus étroites et les plus contrôlées. Je doute
que quiconque, hormis peut-être George Orwell, l'ait
jamais égalé dans cette capacité à percer à jour l'hypo
crisie des dirigeants et des idéologues des sociétés aussi
bien communistes que capitalistes, chacun affirmant que
la sienne est la seule véritable forme de démocratie à
laquelle puisse prétendre l'humanité.

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Dans les années 1990, les recherches politiques de
Chomsky, jusque-là menées sur plusieurs fronts - de
l'anti-impérialisme et de l'analyse critique des médias
aux écrits sur la démocratie et le mouvement syndical -,
se sont unifiées, culminant dans des oeuvres telles que
celle-ci, qui évoque les menaces que fait peser le néo
libéralisme sur les sociétés démocratiques. Chomsky a
beaucoup fait pour renouveler la compréhension des
exigences sociales de la démocratie, s'inspirant des
Grecs de l'Antiquité mais aussi des grands penseurs des
révolutions démocratiques du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Comme il le montre bien, il est impossible d'être en
même temps l'avocat d'une démocratie participative et
le champion du capitalisme, ou de toute autre société
divisée en classes. En déterminant la portée des luttes
historiques réelles pour la démocratie, il révèle égale
ment à quel point le néo-libéralisme n'a rien de
nouveau ; il ne représente que la version actuelle de la
bataille des riches et des privilégiés pour circonscrire les
droits politiques et les pouvoirs civiques de la majorité.

On peut aussi voir en Chomsky le principal critique
de la mythologie qui fait des marchés " libres "
quelque chose de naturel - ce joyeux refrain qui nous
est martelé sans fin : l'économie est concurrentielle,
rationnelle, efficace, équitable. Comme il le fait remar
quer, les marchés ne sont pratiquement jamais compéti
tifs. L'économie est, pour sa plus grande part, dominée
par de très vastes sociétés qui disposent d'un pouvoir
de contrôle énorme sur leurs marchés et, par consé
quent, n'ont guère à affronter cette concurrence
qu'évoquent les manuels et les discours des politiciens.
De surcroît, elles sont en réalité des organisations tota
litaires, opérant selon des règles non démocratiques.
Que l'économie soit à ce point structurée autour d'elles

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compromet sévèrement notre capacité à construire une
société démocratique.

La mythologie de la liberté des marchés prétend
également que les appareils d'État sont des institutions
inefficaces dont on devrait limiter les pouvoirs de
manière à ne pas porter tort à la magie d'un laisser-faire
naturel. En fait, comme le souligne Chomsky, ils jouent
un rôle essentiel dans le système capitaliste moderne. Ils
subventionnent massivement les grandes sociétés et
s'emploient à défendre leurs intérêts sur de nombreux
fronts. Si celles-ci exaltent l'idéologie néo-libérale, c'est
souvent pure hypocrisie : elles comptent bien que les
États leur transmettront l'argent des impôts et protége
ront leurs marchés de la concurrence. Mais elles tiennent
aussi à s'assurer qu'ils ne les taxeront pas ni ne soutien
dront des intérêts étrangers aux leurs, en particulier ceux
des pauvres et de la classe ouvrière. Ainsi, les États sont
plus puissants que jamais, mais dans l'optique du néo
libéralisme ils n'ont plus à faire semblant de se
préoccuper du sort des autres.

Et le rôle déterminant des États et de leur politique
n'est nulle part plus apparent que dans l'émergence
d'une économie de marché mondialisée. Ce que les idéo
logues des milieux d'affaires nous présentent comme
l'expansion naturelle, au-delà des frontières, des
marchés libres est en réalité tout le contraire. La mondia
lisation est le résultat de la puissance des États, notam
ment des États-Unis, qui imposent des accords
commerciaux aux peuples du monde pour permettre plus
facilement à leurs grandes sociétés, et aux riches, de
dominer les économies des nations de toute la planète
sans avoir aucune obligation envers leurs peuples. Ce
processus est parfaitement clair dans la création de
l'OMC (Organisation mondiale du commerce) au début

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des années 1990, comme dans les délibérations secrètes
sur l'AMI (Accord multilatéral sur l'investissement).

À dire vrai, l'incapacité à discuter honnêtement et
franchement de lui-même est l'une des caractéristiques
les plus frappantes du néo-libéralisme. La critique faite
par Chomsky de l'ordre qu'il impose ne peut, dans les
faits, atteindre le grand public en dépit de sa puissance
empirique, et en raison même de son engagement démo
cratique. Ici, l'examen par Chomsky du système
doctrinal des démocraties capitalistes est des plus utiles.
Les médias, l'industrie des relations publiques, les idéo
logues universitaires, la culture intellectuelle en général,
jouent un rôle essentiel dans la fabrication des " illusions
nécessaires ", celles qui font apparaître comme ration
nelle, bienveillante et nécessaire (à défaut d'être néces
sairement désirable) une situation déplaisante. Comme
Chomsky s'empresse de le faire remarquer, il ne s'agit
pas d'une conspiration des puissants : elle est inutile.
Une grande diversité de mécanismes institutionnels
permet d'envoyer des signaux aux intellectuels, aux
experts et aux journalistes, les poussant à considérer le
statu quo comme le meilleur des mondes possibles, et à
ne pas défier ceux qui en bénéficient. Tout le travail de
Chomsky consiste à faire appel aux activistes démo
crates afin qu'ils refondent entièrement notre système
médiatique, de telle sorte qu'il puisse s'ouvrir à des
perspectives et à des enquêtes opposées aux grandes
sociétés et au néo-libéralisme. C'est également un défi
lancé aux intellectuels, ou du moins à ceux qui se disent
attachés à la démocratie, pour qu'ils se regardent sans
complaisance dans le miroir et se demandent en faveur
de quelles valeurs, de quels intérêts, ils agissent.

La description que donne Chomsky de la mainmise
des grandes sociétés sur l'économie, la politique, le

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journalisme et la culture est si accablante que chez
certains lecteurs elle peut susciter un sentiment de rési
gnation. Dans cette époque marquée par la démoralisa
tion, certains pourraient être tentés d'aller plus loin et de
conclure que, si nous sommes pris dans ce système
régressif, c'est parce que, hélas, l'humanité est tout
simplement incapable de créer un ordre social plus
humain, plus égalitaire et plus démocratique.

En fait, la principale contribution de Chomsky
pourrait bien être de toujours souligner les tendances
fondamentalement démocratiques des peuples du
monde et le potentiel révolutionnaire qu'elles expri
ment implicitement. Que les grandes sociétés se
donnent tant de mal pour empêcher la mise en place de
toute démocratie politique authentique est la meilleure
preuve de l'existence de ces tendances. Les maîtres du
monde se rendent bien compte que leur système a été
créé pour satisfaire les besoins d'une infime minorité,
non ceux de la majorité - laquelle, par conséquent, ne
doit jamais se voir permettre de contester ou de modi
fier les règles du jeu. Même dans les démocraties
actuelles, si boiteuses qu'elles soient, les milieux
d'affaires veillent sans cesse à ce que les questions
importantes - ainsi les négociations sur l'AMI - ne
soient jamais débattues publiquement. Et ils dépensent
des fortunes à financer une industrie des relations publi
ques chargée de convaincre les Américains, et les
autres, qu'ils vivent dans le meilleur des mondes possi
bles. Selon cette logique, le temps de se préoccuper
d'éventuelles améliorations sociales viendra quand ces
milieux, renonçant à la propagande et à l'achat des
élus, permettront l'existence de médias représentatifs et
contribueront à la mise en place d'une démocratie
participative réellement égalitaire parce qu'ils ne

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redouteront plus le pouvoir du grand nombre. Mais il n'y
a aucune raison de croire que ce temps viendra jamais.

Le grand message du néo-libéralisme, c'est qu'il n'y a
pas d'alternative au statu quo et que l'humanité a d'ores
et déjà atteint son niveau le plus élevé. Chomsky fait
remarquer que plusieurs périodes ont déjà été considé
rées comme la " fin de l'Histoire ". Dans les années
1920, puis dans les années 1950, les élites américaines
affirmaient que le système fonctionnait parfaitement et
que la passivité des masses témoignait de leur satisfac
tion. Dans les deux cas, les événements survenus peu
après ont montré l'absurdité de cette conviction. J'ai
tendance à penser que, à compter du jour où les forces
démocratiques remporteront quelques victoires tangibles,
elles retrouveront des couleurs ; alors, les discours niant
toute possibilité de changement connaîtront le même
sort que les fantasmes d'autrefois sur le règne glorieux
des élites, destiné à durer mille ans.

L'idée d'une absence d'alternative au statu quo est
plus incongrue que jamais à une époque comme la
nôtre, où existent des technologies extraordinaires pour
améliorer la condition humaine. Il est vrai que la
marche à suivre pour créer un ordre postcapitaliste
fiable, libre et humain est encore floue, et que cette
notion même a quelque chose d'utopique. Mais à
chaque progrès historique, de l'abolition de l'esclavage
à la décolonisation, il a bien fallu surmonter l'idée que
c'était " impossible " puisque cela n'avait encore
jamais été fait. Et, comme le souligne Chomsky, c'est à
l'activisme politique organisé que nous devons les
droits démocratiques et les libertés dont nous jouissons
aujourd'hui - suffrage universel, droits civiques, droits
des femmes, des syndicats... Même si une société post
capitaliste paraît encore inaccessible, nous savons que

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l'activité politique peut rendre plus humain le monde
dans lequel nous vivons. En nous rapprochant petit à
petit de cet objectif, peut-être redeviendrons-nous
capables de penser l'édification d'une économie poli
tique reposant sur la coopération, l'égalité, l'autonomie
et la liberté individuelle.

En attendant, la lutte pour les changements sociaux
n'a rien d'un problème hypothétique. L'ordre néo-libéral
actuel a engendré des crises économiques et politiques
de très grande ampleur, de l'Extrême-Orient à l'Europe
de l'Est et à l'Amérique latine. Dans les nations dévelop
pées d'Europe, d'Amérique du Nord et du Japon, la
qualité de la vie demeure fragile et la société est le
théâtre d'une agitation considérable. Il faut s'attendre à
d'énormes bouleversements dans les années et les
décennies à venir. Toutefois, on ne sait guère sur quoi ils
déboucheront, et il y a peu de raisons de croire qu'ils
trouveront automatiquement une solution démocratique
et humaine. L'issue en sera déterminée par la manière
dont nous, le peuple, saurons nous organiser, réagir, agir.
Comme le dit Chomsky, si l'on fait comme s'il n'existait
aucune possibilité de changement favorable, il n'y en
aura aucune. À vous - à nous - de choisir.

Robert W. McChesney,

Madison, Wisconsin,

octobre 1998.

Avant-propos

Un monde sans guerre

(Discours au Forum social mondial
de Porto Alegre, 1er février 2002)

J'espère que vous ne m'en voudrez pas si je plante le
décor en recourant à quelques truismes. Que nous vivions
dans un monde marqué par les conflits et les confron
tations n'a rien de très nouveau. Il faut tenir compte de
paramètres et de facteurs complexes, mais ces dernières
années les lignes de front ont été tracées de manière assez
nette. Pour simplifier, mais pas trop, il y a d'un côté les
concentrations de pouvoir, étatiques ou privées, étroite
ment liées entre elles. De l'autre, la population des pays
du monde. Autrefois, on aurait appelé cela une " guerre
de classes " - terme aujourd'hui désuet.

Les concentrations de pouvoir poursuivent cette guerre
de manière implacable et très volontariste. Les documents
gouvernementaux et les publications du monde des
affaires révèlent qu'elles sont composées, pour l'essentiel,
de marxistes vulgaires - les valeurs étant bien entendu
inversées. Et elles ont peur - une peur qui remonte en fait
à l'Angleterre du XVIIe siècle. Elles se rendent compte, en
effet, que leur système de domination est fragile, qu'il
s'appuie sur la mise au pas des masses par divers moyens
- des moyens qui font l'objet d'une quête désespérée

21

ces dernières années, on a essayé le communisme, le
crime, la drogue, le terrorisme, et bien d'autres. Les
prétextes changent, mais les politiques demeurent assez
stables. Parfois, le changement de prétexte, avec une
politique restant identique, est assez spectaculaire, et il
est difficile de ne pas s'en apercevoir, comme ce fut le
cas après l'effondrement de l'URSS. Bien entendu, on
saisit toutes les occasions de poursuivre la mise en
oeuvre de mesures particulières : le 11 septembre en est
un exemple typique. Les crises permettent d'exploiter
les peurs et les inquiétudes, de faire en sorte que l'adver
saire se montre soumis, obéissant, silencieux, éperdu,
tandis que les puissants en profitent pour appliquer avec
une vigueur encore accrue leurs programmes préférés.
Ceux-ci peuvent varier en fonction de la société consi
dérée : dans les États les plus brutaux, escalade de la
répression et de la terreur ; là où le peuple s'est assuré
davantage de libertés, mesures visant à imposer sa mise
au pas, tout en faisant passer toujours plus de richesses et
de pouvoir aux mains d'un petit nombre. Il n'est pas
difficile de trouver des exemples dans le monde entier au
cours de ces derniers mois.

Il est certain que les victimes doivent résister à cette
prévisible exploitation des crises et se concentrer sur
leurs propres efforts, de manière tout aussi implacable,
dirigés vers les questions essentielles, qui, elles,
ne changent pas beaucoup : militarisme croissant,
destruction de l'environnement, assaut de grande ampleur
contre la démocratie et la liberté - autant d'éléments qui
sont au coeur des programmes " néo-libéraux ".

À l'heure où je parle, le conflit en cours est symbolisé
par deux réunions, le présent Forum social, et le Forum
économique mondial de New York. Ce dernier, pour citer
la presse américaine, rassemble ceux " qui font bouger les

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choses ", les " riches et célèbres " " sorciers du monde
entier ", " chefs de gouvernement et responsables de
grandes sociétés, ministres d'État et hommes de Dieu,
experts et politiciens ", qui vont " se livrer à de profondes
réflexions " et traiter des " grands problèmes auxquels
l'humanité est confrontée ". On nous donne quelques
exemples, ainsi : " Comment introduire des valeurs
morales dans nos activités ? > On trouve aussi un groupe
de discussion intitulé " Dis-moi ce que tu manges ",
dirigé par " le prince régnant de la scène gastronomique
new-yorkaise ", dont les élégants restaurants seront
" envahis par les participants ". On signale également un
" anti-forum " au Brésil, où l'on attend 50 000 personnes.
Ce sont " des cinglés qui se rassemblent pour protester
contre les réunions de l'Organisation mondiale du
commerce ". On peut même en apprendre davantage sur
eux grâce à la photo d'un type d'allure miteuse, le visage
dissimulé, qui écrit sur un mur " Tueurs du monde ".

À l'occasion de leur " carnaval ", comme on
l'appelle, les cinglés jettent des pierres, couvrent les
murs de graffitis, chantent et dansent, évoquent des
sujets si fastidieux qu'il ne vaut pas la peine d'en
parler, du moins dans la presse américaine : investisse
ments, commerce, structures financières, droits de
l'homme, démocratie, développement durable, relations
entre le Brésil et l'Afrique, AGCS*, et autres questions
marginales. Ils ne se livrent pas à " de profondes
réflexions " sur les " grands problèmes " : ceci est la
tâche des sorciers de Davos, réunis cette année à
New York.

* AGCS : Accord général sur le commerce des services (NdT).
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J'ai tendance à penser que cette rhétorique infantile
est le signe d'une insécurité bien méritée.

Les cinglés de " l'anti-forum " réuni ici sont
présentés comme " opposés à la mondialisation "
- propagande que nous devrions repousser avec mépris.
La " mondialisation " désigne tout simplement une inté
gration internationale. Aucune personne saine d'esprit
ne peut être " antimondialisation ". Cela devrait être
particulièrement évident pour les syndicats et la gauche,
qui n'ignorent pas la signification du terme " interna
tional ". En fait, le Forum social mondial est la réalisa
tion la plus excitante et la plus prometteuse des espoirs
de la gauche et des mouvements populaires, depuis
leurs origines, de voir se créer une véritable Internatio
nale qui mettrait en oeuvre un programme de mondiali
sation soucieux des intérêts et des besoins des peuples,
au lieu de ceux de concentrations de pouvoir dépourvues
de légitimité. Bien entendu, ces dernières veulent
s'approprier le terme " mondialisation " et lui faire
désigner uniquement leur propre version de l'intégra
tion internationale, soucieuse de leurs seuls intérêts,
ceux des peuples restant accessoires. Cette terminologie
ridicule étant bien en place, ceux qui sont en quête
d'une forme saine et juste de mondialisation sont quali
fiés de militants " antimondialisation " et caricaturés
comme autant de primitivistes désireux d'en revenir à
l'âge de pierre, portant tort aux pauvres, et autres
formules insultantes dont nous avons l'habitude.

Les sorciers de Davos constituent ce qu'ils appellent
modestement la " communauté internationale ", mais je
préfère l'expression employée par le plus important
journal du monde des affaires, le Financial Times : les
" maîtres de l'univers ". Comme ils vouent tous une
vive admiration à Adam Smith, nous pourrions nous

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attendre à ce qu'ils souscrivent à sa description de leur
comportement, bien qu'il se soit borné à les appeler
les " maîtres de l'humanité " - c'était avant la conquête
de l'espace*. [...]

Je reviendrai sur ces questions, mais d'abord quelques
mots sur le sujet de cette séance, qui leur est étroitement
lié : " Un monde sans guerre ". Rares sont les choses
certaines dans le domaine des affaires humaines, mais
elles existent. Par exemple, nous pouvons raisonna
blement affirmer que nous nous acheminons soit vers un
monde sans guerre, soit vers plus de monde du tout - en
tout cas qui soit habité par des créatures autres que les
bactéries, les scarabées et quelques autres espèces. La
raison en est bien connue : les humains ont mis au point
des moyens de destruction mutuelle, et bien d'autres
choses encore, et depuis un demi-siècle ils ont plusieurs
fois été dangereusement près d'en faire usage. En outre,
les dirigeants du monde civilisé s'emploient désormais à
accroître ces dangers qui menacent notre survie en sachant
parfaitement ce qu'ils font, du moins s'ils lisent les
rapports de leurs services de renseignement et d'analystes
stratégiques respectés, dont beaucoup sont favorables à
cette course à la destruction. Plus inquiétant encore, les
plans en ce sens sont développés et mis en oeuvre sur des
bases rationnelles, en tout cas par rapport au cadre de réfé
rence dominant des idéologies et des valeurs, dans lequel
la survie passe bien après l'" hégémonie ", objectif pour
suivi par les défenseurs de ces programmes, comme ils le
reconnaissent franchement.

* Sur les définitions et les prédictions d'Adam Smith, voir infra,

p. 54, 83, 97.

25

Des guerres à propos de l'eau, de l'énergie ou d'autres
ressources ne sont pas inconcevables dans l'avenir, avec
des conséquences qui pourraient être dévastatrices. Pour
l'essentiel, toutefois, les guerres ont été liées à l'imposi
tion du système des États-nations, formation sociale arti
ficielle qui en règle générale a dû être instituée par la
violence. C'est la première raison qui explique que
l'Europe ait été pendant des siècles l'endroit le plus
sauvage et le plus brutal du monde, tout en conquérant le
reste de la planète. Ses efforts en vue d'imposer des
systèmes étatiques aux territoires conquis sont à l'origine
de la plupart des conflits actuellement en cours, après
l'effondrement du système colonial proprement dit. En
1945, l'Europe dut abandonner son sport favori, le
massacre réciproque, quand on comprit que la prochaine
fois serait la dernière. Une autre prédiction qu'il nous est
possible de faire avec une confiance raisonnable est qu'il
n'y aura pas de guerres entre les grandes puissances, pour
la bonne raison que si elle se révèle fausse il n'y aura plus
personne pour nous le signaler.

De surcroît, l'activisme populaire au sein des sociétés
les plus riches et les plus puissantes a eu un effet civili
sateur. Ceux " qui font bouger les choses " ne peuvent
plus se livrer à ces agressions de longue durée qui autre
fois constituaient des options envisageables, comme
lorsque les États-Unis, voilà quarante ans, attaquèrent le
Sud-Viêt-nam, en détruisant une bonne partie avant que
commencent à s'exprimer des protestations populaires
significatives. Car, parmi les nombreux effets civilisa
teurs de l'agitation des années 1960, on citera cette large
opposition aux agressions et aux massacres à grande
échelle, reformulée dans le système idéologique actuel
comme un refus d'accepter les pertes dans les forces
armées (le " syndrome vietnamien "). C'est pourquoi les

26

reaganiens durent recourir au terrorisme international,
faute de pouvoir envahir directement l'Amérique
centrale sur le modèle Kennedy-Johnson, lors de leur
guerre visant à venir à bout de la théologie de la libéra
tion, pour reprendre la formule que l'École des Améri
ques* emploie avec orgueil. Les mêmes types de
changements expliquent qu'en 1989 les rapports des
services de renseignement destinés à la nouvelle admi
nistration Bush (le père) l'aient mis en garde : en cas de
conflits avec des " ennemis beaucoup plus faibles " - les
seuls qu'il vaille la peine d'affronter -, les États-Unis
devraient " les vaincre rapidement et de manière déci
sive ", faute de quoi la campagne militaire perdrait
" tout soutien politique ", ce qui sous-entend que celui
ci était faible dès le départ. Depuis, les guerres s'en sont
tenues à ce modèle, tandis que l'ampleur des protesta
tions croissait fortement. Il y a donc bel et bien des chan
gements, mais de nature variée.

Quand les prétextes disparaissent, il faut en concocter
de nouveaux pour pouvoir contrôler le " grand animal "
- la population indocile, dans les termes des pères fonda
teurs de la démocratie américaine -, tandis que les poli
tiques traditionnelles se poursuivent, adaptées à des
circonstances inédites. Cette nécessité était déjà claire il
y a vingt ans. Il était difficile de ne pas se rendre compte
que l'ennemi soviétique se heurtait à des problèmes
internes et ne constituerait plus très longtemps une
menace crédible. C'est en partie la raison pour laquelle
l'administration Reagan, à cette époque, déclara que la
" guerre contre la terreur " serait désormais l'axe de la

* École militaire américaine chargée de la formation d'officiers
venus d'Amérique latine. Nombre de ses élèves sont devenus par la

suite des tortionnaires en vue (NdT). 27

politique étrangère américaine, plus particulièrement en
Amérique centrale et au Moyen-Orient, principales
sources de la peste diffusée par " des adversaires pervers
de la civilisation elle-même ", partisans d'un " retour du
monde moderne à la barbarie ", comme l'expliqua
George Shultz, un modéré, en nous prévenant que la
violence serait la solution car elle permettait d'éviter
" tous moyens légalistes utopiques tels que la médiation
des tiers, la Cour internationale de La Haye ou les
Nations unies ". Inutile de nous attarder sur la manière
dont la guerre fut menée, dans ces deux régions comme
ailleurs, par un extraordinaire réseau d'États clients et de
mercenaires - le véritable " axe du mal ", pour reprendre
une formule plus récente.

Il n'est pas sans intérêt de noter qu'après le
11 septembre, dans les mois qui suivirent cette " redé
claration " de guerre au terrorisme avec une rhétorique
sensiblement identique, tous ces faits ont été effacés, y
compris la condamnation des États-Unis pour terrorisme
international par la Cour internationale de La Haye et le
Conseil de sécurité (où la résolution fit l'objet d'un veto
américain), condamnation à laquelle ils répondirent par
une escalade brutale de leurs propres attaques terroristes
auxquelles il leur avait été ordonné de mettre un terme.
Pareillement tu, le fait que ceux-là mêmes qui dirigent
aujourd'hui les secteurs diplomatique et militaire de la
nouvelle administration furent les principaux respon
sables des atrocités terroristes commises en Amérique
centrale et au Moyen-Orient pendant la première phase
de la " guerre contre la terreur ". Le silence qui entoure
ces questions est un véritable hommage à la discipline et
à l'obéissance des classes éduquées dans les sociétés
libres et démocratiques.

28

On peut raisonnablement penser que, dans les années
à venir, la " guerre contre la terreur " servira une fois de
plus de prétexte aux interventions et aux atrocités, et pas
simplement à celles des États-Unis - la Tchétchénie
n'est en ce domaine qu'un exemple parmi d'autres.
S'attarder sur ce qui s'annonce en Amérique latine est
inutile, surtout ici au Brésil, première cible de la vague
de répression qui a balayé le continent après que l'admi
nistration Kennedy, prenant une décision d'importance
historique, eut chargé. les militaires latino-américains
non plus de " défendre l'hémisphère ", mais d'assurer la
" sécurité intérieure " - euphémisme désignant la terreur
d'État dirigée contre la population. Et cela continue, à
très grande échelle [...].

La " guerre contre la terreur " a évidemment fait
l'objet d'une considérable littérature, pendant les années
1980 lors de sa première phase, puis au cours des mois
qui ont suivi la " redéclaration " de guerre. Une caracté
ristique intéressante de ce flot de commentaires, alors
comme aujourd'hui, est que l'on ne nous explique
jamais ce qu'est la " terreur ". On nous dit plutôt que
c'est une question épineuse et complexe. C'est d'autant
plus curieux que les documents officiels américains en
donnent des définitions simples. L'une d'elles la désigne
ainsi comme " l'usage calculé de la violence, ou de la
menace de violence, en vue d'atteindre des objectifs
de nature politique, idéologique ou religieuse ". Elle
semble convaincante à première vue, mais elle ne saurait
être adoptée, pour deux bonnes raisons : la première est
qu'elle s'applique aussi à la politique officielle améri
caine, appelée " contre-terrorisme " ou " conflit de basse
intensité " ; la seconde est qu'elle conduit à donner les
mauvaises réponses. Ce sont là des faits trop évidents

29

pour que l'on s'y attarde - bien qu'ils soient mis sous le
boisseau avec une efficacité remarquable.

Le problème qui consiste à trouver une définition de la
" terreur " pouvant exclure les cas les plus voyants est
effectivement épineux et complexe. Il existe heureusement
une solution simple : la définir comme étant celle qu'ils
exercent contre nous. Un examen de la littérature universi
taire, des médias et des revues intellectuelles montre que le
recours à cette définition est à peu près général, et que s'en
écarter provoque aussitôt d'impressionnantes fureurs.
C'est d'ailleurs une pratique d'emploi universel : les mili
taires d'Amérique du Sud protégeaient les populations de
" la terreur venue de l'extérieur ", comme les Japonais en
Mandchourie et les nazis en Europe occupée. S'il existe
une exception, j'avoue ne pas l'avoir trouvée.

Revenons-en à la " mondialisation " et aux liens qui
l'unissent aux menaces de guerre - et peut-être à une
guerre terminale.

La version de la " mondialisation " mise en circula
tion par les maîtres de l'univers jouit du large soutien
des élites, ce qui n'a rien de surprenant, de même que ce
que l'on appelle les " accords sur la liberté du
commerce " - que le Wall Street Journal, plus honnête
ment, qualifie d'" accords sur la liberté des investisse
ments ". On ne parle guère de ces questions et certaines
informations essentielles sont tout simplement passées
sous silence : au bout d'une décennie, la position du
mouvement syndical américain sur l'ALENA et les
conclusions du bureau de recherches du Congrès
(l'OTA, Office of Technology Assessment), qui vont
dans le même sens, n'ont toujours pas été rapportées par
les médias et restent uniquement diffusées par des
sources contestataires. Bien entendu, ces sujets sont
aussi exclus des débats électoraux. Il y a de bonnes

30

raisons à cela. Les maîtres savent parfaitement que
l'opinion publique exprimerait son opposition si elle
disposait des informations nécessaires. Toutefois, ils se
montrent beaucoup plus francs quand ils discutent entre
eux. C'est ainsi qu'il y a quelques années, sous la vive
pression du grand public, le Congrès a rejeté la loi dite
" Fast Track ", qui aurait permis au Président de négo
cier seul des accords économiques internationaux en ne
laissant plus aux parlementaires que le pouvoir de les
approuver ou (théoriquement du moins) de les rejeter,
sans possibilité de les discuter - l'opinion publique,
elle, n'étant informée de rien. Comme les autres
organes d'opinion de l'élite, le Wall Street Journal fut
accablé par l'échec d'un projet visant à saper la démo
cratie. Mais il avait une explication : les adversaires de
ces mesures d'allure stalinienne disposaient de
l' " arme absolue ", l'appui du grand public - lequel
devait donc être maintenu dans l'ignorance*. Cela est
d'autant plus important que, dans une société démocra
tique, les dissidents ne peuvent pas être simplement
emprisonnés ou assassinés, comme au Salvador, en
Turquie ou en Colombie, champions du monde actuels
de ces méthodes - et principaux bénéficiaires de l'aide
militaire américaine si l'on met de côté Israël et
l'Égypte.

On peut se demander pourquoi, depuis de nombreuses
années, l'opposition du grand public à la " mondialisa
tion " est si vive. Cela semble en effet étonnant puisque
cette dernière a permis une prospérité sans précédent
-c'est du moins ce que l'on nous répète sans arrêt,

* Sur l'épisode " Fast Track " et l'" arme absolue ", voir
chapitre VI.

31

notamment aux États-Unis, qui auraient une " économie
de conte de fées ". Tout au long de la dernière décennie,
ceux-ci ont connu " le plus grand boom économique de
[leur histoire], et [de celle] du monde ", écrivait
Anthony Lewis dans le New York Times il y a un an, le
refrain habituel nous venant cette fois de la gauche de
l'éventail politique. Naturellement, on reconnaît qu'il y
a des lacunes : le miracle économique a laissé bien des
gens derrière lui, et nous autres qui avons si bon coeur
devrions y faire quelque chose. En fait, ces carences
reflètent un dilemme aussi profond qu'inquiétant : la
croissance et la prospérité qu'entraîne la " mondialisa
tion " s'accompagnent d'inégalités elles aussi en pleine
expansion, car certains manquent des talents nécessaires
pour bénéficier comme il se doit des cadeaux merveilleux
et des opportunités qui se présentent.

Ce tableau est si conventionnel que l'on aura peut-être
du mal à se rendre compte qu'il n'a qu'un rapport loin
tain avec la réalité - une réalité bien connue depuis le
début. Jusqu'au bref " mini-boom " de la fin des années
1990 (qui, pour la majeure partie des gens, compensa à
peine la stagnation et le recul qui l'avaient précédé), la
croissance per capita au cours de la décennie a été prati
quement la même que dans le reste du monde indus
trialisé, bien plus faible en tout cas qu'au cours des
25 premières années de l'après-guerre - avant la
prétendue " mondialisation " -, et insignifiante par
rapport à la période du second conflit mondial, où les
États-Unis connurent bel et bien le plus grand boom
économique de leur histoire - et l'économie était alors
serai-dirigée. Comment l'image officielle peut-elle à ce
point différer de tous ces faits parfaitement avérés ? La
réponse est d'une simplicité enfantine. Les années 1990
ont réellement été le cadre d'un grand boom écono

32

mique, mais pour une toute petite couche sociale. II se
trouve qu'elle comprend tous ceux qui se chargent
d'annoncer les bonnes nouvelles aux autres. Et on ne
peut les accuser de malhonnêteté. Ils n'ont aucune raison
de douter de ce qu'ils disent : ils le lisent sans arrêt dans
les journaux pour lesquels ils écrivent, et cela corres
pond parfaitement à leur expérience personnelle. C'est
également vrai des gens qu'ils croisent dans les salles de
rédaction, les universités et les conférences de l'élite,
comme celle à laquelle les sorciers de Davos assistent
actuellement, et dans les restaurants élégants où ils vont
dîner. C'est le monde qui est différent.

Jetons un rapide coup d'oeil sur le passé un peu plus
lointain. L'intégration économique - l'une des facettes de
la " mondialisation " entendue au sens neutre du terme -
augmenta rapidement avant la Première Guerre mondiale,
resta stable ou diminua dans les vingt années qui suivirent,
puis reprit après la guerre de 1939-1945. Elle atteint
aujourd'hui des niveaux à peu près analogues à ceux d'il y
a un siècle. À certains égards, la mondialisation était plus
importante avant la guerre de 1914-1918 qu'aujourd'hui
-si l'on considère la " libre circulation de la main
d'oeuvre ", par exemple, principe qui était pour Adam
Smith au fondement de la liberté du commerce, mais
apparemment pas pour ses admirateurs contemporains.
Selon d'autres méthodes d'évaluation, en revanche, la
mondialisation est aujourd'hui bien plus avancée : les flux
de capitaux spéculatifs à court terme - exemple particu
lièrement spectaculaire, mais ce n'est pas le seul -
dépassent de loin les niveaux antérieurs. La distinction
reflète certaines caractéristiques fondamentales de la
mondialisation dans sa version chère aux maîtres de
l'univers : le capital a la priorité, les gens sont accessoires
- et ce bien au-delà des normes couramment admises.

33

La frontière mexicaine est un exemple intéressant. Elle
est artificielle, c'est-à-dire que, comme beaucoup
d'autres, elle est le résultat d'une conquête, et poreuse
dans les deux sens pour diverses raisons socio
économiques. Après la signature de l'ALENA, Clinton l'a
militarisée pour empêcher la " libre circulation de la
main-d'oeuvre " - cette mesure était devenue nécessaire
en raison de l'effet prévisible du traité au Mexique : un
" miracle économique " qui serait un désastre pour la
majorité de la population, laquelle chercherait à échapper
à son destin. Au cours de la même période, la liberté des
flux de capitaux, déjà très grande, a été encore accrue, de
même que la liberté de ce que l'on appelle le
" commerce ", dont les deux tiers sont désormais gérés de
manière centralisée au sein même des tyrannies privées,
contre la moitié avant la signature de l'ALENA. Parler de
" commerce " n'est donc qu'une convention doctrinale. À
ma connaissance, les effets du traité sur le commerce réel
n'ont jamais été analysés.

Un moyen plus technique de mesurer l'ampleur de la
mondialisation est d'observer la convergence vers un
marché mondial, avec des prix et des salaires uniques.
De toute évidence, elle ne s'est pas produite. On a même
assisté au processus inverse, du moins en ce qui concerne

les revenus. Bien des choses dépendent de la
précision des mesures, mais on a de bonnes raisons de
croire que, au-dedans comme au-dehors des frontières,
les inégalités se sont aggravées, et devraient continuer à
le faire. Les services de renseignement américains, avec
la participation de spécialistes universitaires ou venus du
secteur privé, ont récemment publié un rapport sur les
projections d'avenir pour 2015. La " mondialisation "
devrait suivre son cours : " Son évolution sera instable,
marquée par une volatilité financière chronique et un

34

fossé économique grandissant. " Cela veut dire moins de
convergence, moins de mondialisation au sens technique
du terme, mais davantage, il est vrai, au sens préféré par
la doctrine. Quant à la volatilité financière, elle implique
une croissance encore plus lente, et toujours plus de
crises et de pauvreté.

C'est sur ce point qu'un lien peut être clairement
établi entre la version de la " mondialisation " privilé
giée par les maîtres de l'univers et la probabilité crois
sante d'une guerre. Les planificateurs militaires
reprennent les mêmes projections et expliquent sans
détour que ces attentes sont à la base d'une vaste exten
sion du pouvoir militaire. Même avant le 11 septembre,
les dépenses américaines en ce domaine dépassaient déjà
celles de leurs alliés et de leurs adversaires réunis. On a
exploité les attentats en vue de les accroître encore plus
fortement, ce qui a ravi les hauts responsables de
l'économie privée. L'aspect le plus inquiétant des
programmes en cours est la militarisation de l'espace,
toujours sous le prétexte de " combattre la terreur ".

Ce déploiement militaire s'appuie sur un raisonnement
qu'exposent publiquement des documents officiels datant
de l'ère Clinton. La première raison avancée est le fossé
croissant entre " possédants " et " dépossédés ", dont on
s'attend à ce qu'il s'élargisse encore - contrairement à ce
que prédit la théorie économique, mais conformément à la
réalité. Les " dépossédés " - le " grand animal " de la
planète - pourraient bien commencer à s'agiter, et il
convient de les maintenir sous contrôle au nom de ce que
l'on appelle en jargon technique la " stabilité ", c'est-à
dire la soumission aux diktats des maîtres. Cela exige un
certain recours à la violence ; ayant assumé, " pour
défendre leurs propres intérêts, la responsabilité du bien
être du système capitaliste mondial ", les États-Unis

35

doivent en ce domaine être au premier rang. Je cite Gerald
Haines, historien de la diplomatie et de la CIA. II décrit,
dans une étude savante, les programmes américains des
années 1940. Une domination écrasante dans le domaine
des forces conventionnelles et des armes de destruction
massive ne suffit plus. Il est nécessaire de franchir la
" nouvelle frontière " et de militariser l'espace, en dépit
du traité sur l'espace de 1967, jusque-là respecté*. Sa
validité a été réaffirmée à plusieurs reprises par l'Assem
blée générale des Nations unies, qui voyait bien le but de
la manoeuvre ; à chaque fois, les États-Unis, seuls ou
presque, ont refusé de se joindre à la majorité. Et c'est sur
cette question que Washington, l'année dernière, a bloqué
la conférence sur le désarmement de l'ONU - ce dont
personne ou presque n'a parlé, pour les raisons habi
tuelles. Il n'est pas judicieux de permettre aux citoyens de
connaître des projets qui pourraient mettre un terme à la
seule expérience que l'évolution biologique ait jamais
tenté avec l' " intelligence supérieure ".

Comme beaucoup de gens l'ont fait observer, de tels
programmes profitent à l'industrie militaire, mais il
nous faut garder à l'esprit que ce dernier terme est
trompeur. Tout au long de l'histoire moderne, mais de
manière encore plus spectaculaire après la Seconde
Guerre mondiale, l'appareil militaire a été utilisé
comme un moyen de socialiser les coûts et les risques,
tout en privatisant les profits. La " nouvelle économie "
est dans une large mesure une retombée d'un secteur
d'État dynamique et novateur. Si les dépenses publi
ques consacrées aux recherches biologiques croissent si

* Entré en vigueur en octobre 1967 et signé par plus d'une
centaine d'États, ce traité interdit notamment l'aménagement de
bases ou d'installations militaires sur les corps célestes (NdT).

36

rapidement, c'est parce que les hommes de droite les
plus intelligents comprennent que la santé du secteur de
pointe de l'économie dépend de telles initiatives. Une
nouvelle augmentation, colossale, est prévue, le
prétexte avancé étant celui du " bioterrorisme ". Autre
fois, le grand public dupé fut convaincu qu'il devait
financer la nouvelle économie parce que les Russes
arrivaient. Après l'effondrement de l'URSS, la Ligne
du Parti changea d'un seul coup, sans la moindre fausse
note et sans que cela suscite le moindre commentaire,
et l'on brandit la menace de la " sophistication techno
logique " des pays du Tiers Monde. C'est aussi pour
quoi des exemptions liées à la sécurité nationale
doivent être inscrites dans les traités économiques
internationaux. Ces clauses ne sont guère utiles à Haïti,
mais permettent à l'économie américaine de croître à
l'abri du vieux principe : les rigueurs du marché pour
les pauvres, un État aux petits soins pour les riches.
C'est ce que l'on appelle le " néo-libéralisme ", bien
que le terme ne soit pas très satisfaisant pour désigner
une doctrine plusieurs fois séculaire qui aurait scanda
lisé les libéraux classiques.

On peut faire valoir que ces dépenses publiques en
valaient la peine. Peut-être que oui, peut-être que non.
Mais il est clair que les maîtres ont toujours eu peur de
permettre un choix démocratique. Toutes ces décisions
sont cachées à l'opinion publique, bien que les initiés
comprennent parfaitement de quoi il s'agit.

Les projets visant à franchir l'ultime frontière de la
violence en militarisant l'espace sont déguisés en
programmes de " défense antimissile ", mais quiconque
s'intéresse un peu à l'histoire sait que lorsqu'on entend
" défense " il faut en fait comprendre " attaque ".
Les programmes actuels ne font pas exception à la

37

règle. L'ambition est énoncée avec la plus grande fran
chise : il s'agit d'assurer la " domination mondiale ",
l'" hégémonie ". Les documents officiels soulignent avec
insistance qu'il s'agit de " protéger les intérêts et les
investissements américains " et de contrôler les " dépos
sédés ". Aujourd'hui, la poursuite de cet objectif exige la
domination de l'espace, tout comme autrefois les États les
plus puissants se dotaient d'une marine et d'une armée
" pour protéger et renforcer leurs intérêts commerciaux ".
On reconnaît que de telles initiatives, pour lesquelles les
États-Unis sont très en avance, représentent une grave
menace pour la survie de l'humanité. On comprend égale
ment que cette menace pourrait être écartée par la conclu
sion de traités internationaux. Mais, comme je l'ai déjà
signalé, c'est l'hégémonie qui prime - principe qui a
toujours prévalu chez les puissants tout au long de
l'Histoire. Ce qui a changé, c'est que les enjeux sont
désormais beaucoup plus importants, au point d'en
être terrifiants.

À ce sujet, le point le plus significatif est que le succès

de la " mondialisation " - au sens doctrinal du terme -
est la raison principale avancée pour justifier les
programmes qui visent à remplir l'espace d'armes offen
sives permettant des destructions massives instantanées.

Revenons à la " mondialisation " et au boom des
années 1990, le " plus grand boom économique de
l'histoire des États-Unis et du monde ".

Après la Seconde Guerre mondiale, l'économie inter
nationale a connu deux phases. La première, qui a duré
jusqu'au début des années 1970, était placée sous l'égide
des accords de Bretton Woods, qui impliquaient une
réglementation des taux de change et un contrôle des
mouvements de capitaux. Ce système a été démantelé au
cours de la seconde phase - c'est ce que l'on appelle la

38

" mondialisation ", associée aux politiques néo-libé
rales du " consensus de Washington ". Les deux
périodes sont très différentes. On voit souvent dans la
première l'" âge d'or " du capitalisme (d'État). La
seconde s'est accompagnée d'une importante dégrada
tion des indicateurs macro-économiques standard - taux
de croissance de l'économie, productivité, investisse
ments de capitaux -, d'une accumulation de réserves
improductives pour défendre les monnaies, d'une volati
lité financière accrue, d'une forte hausse des taux
d'intérêt (avec des effets destructeurs sur l'activité
économique), et autres conséquences négatives. Il y eut
des exceptions, en particulier les pays d'Extrême-Orient,
qui ne respectèrent pas les règles : ils n'adoraient nulle
ment " la religion chère aux marchés ", comme l'écrivit
Joseph Stiglitz dans une étude publiée par la Banque
mondiale peu avant qu'il en devienne le principal écono
miste (il en fut évincé plus tard puis reçut le prix
Nobel d'économie). Inversement, la stricte application
des règles a entraîné les pires résultats, ainsi en
Amérique latine. Ce sont là des faits reconnus, en
particulier par José Antonio Ocampo, directeur de
l'ECLAC (Economic Commission for Latin America and
the Caribbean). Il y a un an, lors d'un discours prononcé
devant l'American Economic Association, il a ainsi
déclaré que " la terre promise est un mirage " ; la crois
sance dans les années 1990 a été très inférieure à celle des
trois décennies de la première phase, marquées par un
" développement impulsé par l'État ". Il a également noté
que la corrélation entre le respect des règles et la nature
des résultats s'observait dans le monde entier.

Revenons donc au dilemme aussi profond qu'inquié
tant que nous évoquions : la mondialisation a entraîné
une croissance rapide et une grande prospérité, mais

39

aussi des inégalités en raison de l'incompétence de
certains. En fait, le dilemme n'existe pas parce que cette
croissance est purement mythique.

Nombre d'économistes considèrent que la libéralisa
tion des flux de capitaux a contribué pour beaucoup à la
médiocrité des résultats de la phase II. Mais l'économie
est chose si complexe et si mal comprise qu'il faut se
montrer prudent quand on recherche les causes. L'une
des conséquences de cette libéralisation est en tout cas
assez claire : elle porte tort à la démocratie. C'est ce
qu'avaient compris les inspirateurs des accords de
Bretton Woods, et c'est bien pourquoi ils prévoyaient
une régulation des capitaux afin de permettre aux
gouvernements de mettre en couvre dès politiques social
démocrates, massivement soutenues par leurs popula
tions. La libéralisation des mouvements de capitaux crée
ce que l'on a appelé un " Sénat virtuel ", disposant d'un
" droit de veto " sur les décisions des gouvernements et
limitant sévèrement leurs options. Ces derniers
affrontent en effet un " double électorat ", celui des
citoyens et celui des spéculateurs, lesquels " organisent
des référendums en temps réel " sur les politiques mises
en couvre (je cite des études techniques du système
financier). Et, même dans les pays riches, ce sont eux qui
l'emportent.

D'autres aspects de la " mondialisation " des droits des
investisseurs ont des conséquences analogues. Les déci
sions socio-économiques sont de plus en plus souvent
confiées à des concentrations de pouvoir qui n'ont pas de
comptes à rendre - c'est même une caractéristique essen
tielle des " réformes " (au sens propagandiste du terme)
néo-libérales. On nous prépare sans doute des assauts
encore plus soutenus contre la démocratie, sans débats
publics, à l'occasion des négociations sur l'AGCS.

40

Comme vous le savez, dans ce sigle, le terme " services "
désigne à peu près tout ce qui devrait faire l'objet de choix
démocratiques : la santé, l'éducation, la sécurité sociale,
les postes et les télécommunications, l'eau et autres
ressources, etc. Le fait de confier de telles activités au
secteur privé ne peut en aucune façon être considéré
comme un " commerce ", mais le terme a été tellement
privé de sens que l'on peut accepter qu'il s'applique à une
parodie de ce type.

En avril dernier, lors du Sommet des Amériques au
Québec, l'immense protestation populaire lancée il y a
un an par les cinglés de Porto Alegre était en partie
dirigée contre la volonté d'imposer secrètement les prin
cipes de l'AGCS à la ZLEA (Zone de libre-échange des
Amériques). Ces protestations émanaient de mouve
ments très divers, du Nord comme du Sud, qui s'oppo
saient vivement à ce que préparaient, toutes portes
closes, les ministres du commerce et les dirigeants des
grandes sociétés.

Les manifestants furent dépeints de la manière habi
tuelle : des cinglés qui jettent des pierres et s'en viennent
déranger les sorciers qui réfléchissent aux grands
problèmes. Il est tout à fait remarquable que, dans le
même temps, leurs préoccupations réelles aient été tota
lement passées sous silence. Anthony DePalma écrit
ainsi dans le New York Times que l'AGCS " n'a suscité
aucune des controverses qui ont accompagné les tenta
tives [de l'OMC] pour promouvoir le commerce des
marchandises ", même après Seattle. En fait, l'accord
constitue depuis des années un souci majeur. Là encore,
le journaliste ne cherche pas à nous tromper. Ce qu'il
sait des cinglés se limite sans doute à ce qui a pu franchir
le filtre des médias ; et c'est une loi d'airain du journa
lisme que les véritables inquiétudes des militants doivent

41

être tues afin de présenter ceux-ci comme des gens qui
jettent des pierres - et, parfois, sont des provocateurs de
la police.

Qu'il soit important de priver l'opinion publique
d'informations, voilà ce que le sommet d'avril a révélé de
manière spectaculaire. Aux Etats-Unis, toutes les salles de
rédaction avaient à leur disposition deux études impor
tantes, publiées à l'occasion de la rencontre : l'une de
Human Rights Watch, l'autre de l'Economic Policy Insti
tute de Washington - organisations qui ne sont pas exacte
ment inconnues. Les deux rapports analysaient en
profondeur les effets de l'ALENA, salué lors du sommet
comme un véritable triomphe et un modèle pour la 7i F.A
- les gros titres des journaux rapportaient les éloges qu'en
faisaient George Bush et bien d'autres, comme autant de
vérités d'Évangile. Les deux études, quant à elles, furent
escamotées de manière à peu près générale. Il est facile de
comprendre pourquoi. Celle de Human Rights Watch
détaillait les effets du traité sur les droits syndicaux et
concluait qu'ils avaient été délétères dans les trois pays
concernés. Celle de l'EPI était plus étendue : des écono
mistes y observaient les conséquences de l'ALENA sur
les travailleurs, et déclaraient que c'était l'un des rares
accords à avoir porté tort à la majorité de la population, là
encore dans les trois pays signataires.

Au Mexique, les conséquences étaient particulière
ment graves, surtout pour le Sud. Depuis l'imposition,
dans les années 1980, des programmes néo-libéraux, les
salaires avaient fortement baissé. La chute s'est pour
suivie après la signature de l'ALENA : les travailleurs
salariés ont subi une perte de revenus de 24 % - 40 %
pour les travailleurs indépendants -, effet encore
amplifié par l'augmentation rapide du nombre des
travailleurs non salariés. Les investissements étrangers

se sont accrus, mais le total des investissements a
diminué, tandis que l'économie passait aux mains des
multinationales étrangères. Le salaire minimal a perdu la
moitié de son pouvoir d'achat. La production manu
facturière a baissé, le développement a stagné - peut-être
même s'est-il inversé. Mais une mince couche sociale
est devenue extrêmement riche, et les investisseurs
étrangers ont prospéré.

Ces deux travaux confirmaient ce que la presse
d'affaires et les études universitaires avaient rapporté.
Le Wall Street Journal annonça que si, à la fin des
années 1990, l'économie mexicaine avait connu une
croissance rapide - après une chute brutale suite à la
signature de l'ALENA -, le pouvoir d'achat des
consommateurs avait chuté de 40 %, phénomène
touchant aussi ceux qui travaillaient sur les chaînes de
montage des sociétés étrangères, et le nombre de gens
vivant dans la plus extrême pauvreté avait crû deux fois
plus vite que la population. Une étude de la section
latino-américaine du Woodrow Wilson Center parvenait
à des conclusions du même ordre : le pouvoir écono
mique s'était fortement concentré, les petites entreprises
mexicaines ne pouvaient obtenir de financements, la
paysannerie traditionnelle déclinait, et les secteurs
recourant à une main-d' oeuvre importante (agriculture,
industrie légère) ne pouvaient concurrencer, sur les
marchés internationaux, ce que la doctrine appelle la
" libre entreprise ". L'agriculture a ainsi beaucoup souf
fert, pour les raisons habituelles : les paysans ne peuvent
rivaliser avec l'agro-alimentaire américain, soutenu par
de fortes subventions.

Tout cela avait été prédit par les critiques de l'ALENA,
notamment par l'OTA et les syndicats. Ils s'étaient seule
ment trompés sur un point précis. La plupart d'entre eux

s'attendaient à un fort exode rural, des centaines de
milliers de paysans étant chassés des campagnes, mais il
ne s'est pas produit. Il semble que les choses se soient
également à ce point aggravées dans les villes que nombre
de leurs habitants les ont quittées, en partie pour se diriger
vers les États-Unis. Ceux qui survivent - pas tous - au
franchissement clandestin de la frontière y travailleront
pour des salaires très faibles et dans des conditions épou
vantables. La conséquence de tout cela, ce sont des vies et
des communautés détruites au Mexique, tandis que
l'économie américaine en profite : comme le souligne
l'étude du Woodrow Wilson Center, " la consommation
des classes moyennes urbaines continue à être financée
par l'appauvrissement des travailleurs agricoles, au
Mexique comme aux États-Unis ".

Tels sont les coûts de l'ALENA, et plus généralement
de la mondialisation néo-libérale, que les économistes
préfèrent souvent ne pas évaluer. Mais même en utilisant
des normes de calcul fortement idéologisées, on constate
qu'ils sont très élevés.

Aucune de ces observations ne fut autorisée, lors du
sommet, à gâcher la célébration de l'ALENA et de la
ZLEA. Dans leur grande majorité, les gens ne connaissent
de ces questions que ce qui se rapporte à leur propre exis
tence, à moins qu'ils ne soient en contact avec des organi
sations militantes. La presse libre les protégeant avec soin
de la réalité, beaucoup d'entre eux ont l'impression d'être
des ratés, incapables de prendre part au plus grand boom
économique de l'Histoire.

Les données en provenance du pays le plus riche du
monde sont très éclairantes, mais je passerai sur les
détails : elles généralisent le constat, avec bien sûr
diverses variations, et des exceptions déjà signalées. Le
tableau est en tout cas bien plus inquiétant quand nous

44

nous écartons des méthodes de mesure économique stan
dard. Les menaces contre la survie de l'humanité
auxquelles j'ai déjà fait allusion, implicites dans le
raisonnement des planificateurs militaires, sont l'un des
coûts de la mondialisation, mais il y en a bien d'autres.
Pour n'en citer qu'un, le Bureau international du travail
a signalé une " épidémie mondiale " de graves troubles
mentaux, souvent liés au stress éprouvé sur les lieux de
travail, phénomène à l'origine d'importantes dépenses
fiscales dans les pays industrialisés. Le BIT conclut que
la " mondialisation " en est pour une large part respon
sable parce qu'elle entraîne " une perte de la sécurité de
l'emploi ", de fortes pressions sur les travailleurs et une
charge de travail accrue, notamment aux États-Unis.
Mais peut-on vraiment parler de coût ? Après tout, d'un
certain point de vue, c'est l'une des caractéristiques les
plus aguichantes de la mondialisation. Qualifiant
d' " extraordinaires " les performances économiques
américaines, Alan Greenspan soulignait tout particuliè
rement l'importance de ce sentiment d'insécurité, qui
permet aux employeurs de réduire les frais de main
d'oeuvre. La Banque mondiale est bien d'accord là
dessus et reconnaît que " la flexibilité du marché du
travail " a " mauvaise réputation [...], on y voit un
euphémisme désignant la baisse des salaires et le licen
ciement des ouvriers " ; néanmoins, " elle est essentielle
dans toutes les régions du monde [...]. Les réformes les
plus importantes impliquent une levée des restrictions
sur la mobilité de la main-d'oeuvre et une plus grande
flexibilité des salaires, ainsi que la rupture des liens entre
les services sociaux et les contrats de travail ". En bref,
selon l'idéologie dominante, le licenciement des
ouvriers et la réduction des salaires sont autant de contri
butions cruciales à la santé de l'économie.

45

La dérégulation du commerce a d'autres avantages pour
les grandes sociétés. En fait, le " commerce " est en
grande, et peut-être en majeure partie, géré de manière
centralisée grâce à divers dispositifs : transferts entre
firmes, alliances stratégiques, délocalisations, etc. L'exten
sion des zones commerciales profite aux grandes sociétés
en les rendant de moins en moins responsables de leurs
actions vis-à-vis des communautés locales et nationales.
Cela renforce les effets des programmes néo-libéraux, qui
ont régulièrement réduit la part de la main-d'oeuvre dans
les revenus. Aux États-Unis, dans les années 1990, pour la
première fois depuis la guerre, la répartition des revenus a
fortement avantagé les possesseurs de capital aux dépens
des travailleurs. Le commerce implique par ailleurs de
nombreux coûts dissimulés : subventions à l'énergie, épui
sement des ressources et autres facteurs extérieurs jamais
pris en compte. Il comporte aussi des avantages, encore
qu'en ce domaine il faille se montrer prudent : le plus
souvent célébré est qu'il encourage la spécialisation, qui en
fait réduit du même coup les choix disponibles, dont la
possibilité de modifier les avantages comparatifs - c'est ce
qu'on appelait autrefois le " développement ". La liberté
de choix et le développement sont des valeurs en soi ; les
saper a un prix. Si, voilà deux siècles, les colonies améri
caines avaient été contraintes d'accepter les conditions
imposées aujourd'hui par l'OMC, la Nouvelle-Angleterre
aurait développé l'avantage dont elle disposait-l'exporta
tion de poisson -, mais certainement pas, par exemple, sa
production textile, qui ne survécut que grâce à des droits de
douane exorbitants destinés à tenir à l'écart de son marché
les produits anglais - la Grande-Bretagne fit d'ailleurs de
même en Inde. Même chose pour la sidérurgie et d'autres
secteurs industriels, et ce jusqu'à aujourd'hui, y compris
pendant les années Reagan, particulièrement protection

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nistes. Et ce sans même parler du secteur étatique de
l'économie. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce
sujet, et les historiens de l'économie et de la technologie le
savent, bien que des méthodes de mesure très sélectives
permettent de laisser dans l'ombre une bonne part de la
réalité historique.

Nous en sommes tous conscients ici : les effets délé
tères des règles du jeu ont toutes les chances de
s'aggraver pour les pauvres. Celles de l'OMC interdisent
tout recours aux mécanismes grâce auxquels les pays
riches sont parvenus à leur stade actuel de développement
et instituent au bénéfice des riches un protectionnisme
sans précédent, dont un système de brevets qui freine
l'innovation et la croissance par de nouveaux moyens et
permet aux grandes sociétés d'amasser des profits consi
dérables en fixant des prix de monopole pour des
produits souvent développés grâce à de substantielles
subventions publiques.

Aux termes de cette version modernisée des méca
nismes traditionnels, la moitié des peuples du monde
sont de fait en redressement judiciaire, leur politique
économique étant gérée par des experts à Washington.
Mais, même dans les pays riches, la démocratie est en
danger ; les prises de décision, autrefois du ressort des
gouvernements - lesquels peuvent au moins se montrer
partiellement sensibles à leurs opinions publiques -, sont
de plus en plus souvent confiées à des compagnies
privées, qui n'ont pas de telles faiblesses. Des slogans
cyniques tels que " Faites confiance au peuple " ou
" Moins d'État " n'impliquent nullement, dans les
circonstances actuelles, un contrôle populaire accru. Ce
n'est pas le " peuple " qui va décider, mais ce que l'on a
appelé des " entités juridiques collectivistes ", qui n'ont
guère de comptes à lui rendre et sont totalitaires par

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essence ; c'est ce que dénonçaient les conservateurs,
voilà un siècle, quand ils fustigeaient leur mainmise

progressive sur la société américaine.

Les spécialistes de l'Amérique latine, comme les
instituts de sondage, constatent depuis quelques années
que l'extension de la démocratie formelle s'est accompa
gnée d'une désillusion croissante envers elle, une

" tendance alarmante " et persistante, notent les
analystes, qui signalent le lien entre " déclin écono
mique " et " manque de foi " dans les institutions démo
cratiques (Financial Times). Atilio Boron avait
remarqué, voilà déjà quelques années, que la vague de
démocratisation avait, sur le continent, coïncidé avec les
" réformes " économiques néo-libérales, qui ne peuvent
que saper la démocratie réelle ; ce phénomène, sous
diverses formes, touche le monde entier.

Y compris les États-Unis. Les résultats de l'élection
présidentielle de novembre 2000 ont suscité bien des
clameurs, mais on s'est également étonné de l'indiffé
rence du grand public. Les sondages d'opinion permettent
d'en deviner les raisons. À la veille du scrutin, trois
personnes interrogées sur quatre y voyaient essentielle
ment une farce, un jeu auquel prenaient part contributeurs
financiers, dirigeants des partis et industrie des relations
publiques, les candidats n'hésitant pas à dire " n'importe
quoi pour se faire élire ", si bien que l'on ne pouvait guère
les croire, même quand leurs propos étaient à peu près
intelligibles. Les citoyens étaient incapables de définir
l'opinion des deux adversaires sur la plupart des sujets -
non qu'ils soient stupides ou n'aient pas essayé, mais
parce que les spécialistes des relations publiques l'avaient
voulu ainsi. Un projet de l'université Harvard qui étudie
les attitudes politiques a découvert que " le sentiment
d'impuissance a atteint des sommets inquiétants " : plus

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de la moitié des sondés déclarent que les gens comme eux
ont peu d'influence, voire aucune, sur ce que le gouverne
ment peut faire - et cette proportion n'a fait que croître
tout au long de la période néo-libérale.

Les problèmes sur lesquels l'opinion publique diffère
le plus de celle des élites (politiques, économiques, intel
lectuelles) ne font guère partie des préoccupations de ces
dernières, en particulier pour ce qui touche à la politique
économique. Le monde des affaires, nous n'en serons
pas surpris, est passionnément en faveur d'une
" mondialisation " dirigée par les grandes sociétés,
d'" accords sur la liberté des investissements ", rebap
tisés " accords sur la liberté du commerce ", de
l'ALENA et de la ZLEA, de l'AGCS et d'autres
méthodes permettant de concentrer pouvoir et richesse
entre les mains de gens qui n'auront pas de comptes à
rendre. Le grand animal, ce qui n'a rien d'étonnant non
plus, s'y oppose presque instinctivement, sans même
connaître certains faits cruciaux qui lui sont soigneuse
ment dissimulés. Il s'ensuit que ces questions ne doivent
pas être soulevées lors des campagnes politiques ;
d'ailleurs, les médias n'y ont fait aucune allusion lors
des élections présidentielles. On aurait cherché en vain
dans la presse un examen du prochain Sommet des
Amériques ou de la ZLEA, ou la mention de tout autre
sujet de première importance pour le grand public. Les
électeurs se voyaient plutôt enjoindre de voter pour les
" qualités personnelles " des candidats.

Sur la moitié des votants, dans laquelle les riches sont

surreprésentés, ceux qui ont compris que leurs intérêts

de classes étaient en jeu ont voté pour les défendre -

c'est-à-dire, massivement, pour le plus réactionnaire des

deux partis, les deux étant soumis aux milieux d'affaires.

Mais le grand public s'est divisé, ce qui a conduit à un

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match nul statistique. Au sein de la population active,
des question extérieures à l'économie (contrôle des
armes à feu, religion) ont joué un rôle décisif, si bien que
beaucoup ont voté contre leurs propres intérêts - partant
sans doute de l'idée que de toute façon ils n'avaient pas
le choix.

Ce qui reste de la démocratie doit désormais être
considéré comme le droit de choisir entre des marchan
dises. Les dirigeants des milieux d'affaires soulignent
depuis longtemps la nécessité d'imposer au grand public
une " philosophie de la futilité " et une " vie sans
objectif ", afin de " concentrer son attention sur des
choses superficielles, et notamment sur ce qui est à la
mode ". Submergés dès la prime enfance par une telle
propagande, les gens pourraient peut-être accepter une
existence soumise et dépourvue de sens, et oublier l'idée
ridicule de prendre en main leurs propres affaires. Es
abandonneraient leur destin aux sorciers et, dans le
domaine politique, aux " minorités intelligentes " auto
proclamées qui servent et administrent le pouvoir.

De ce point de vue, très répandu dans l'élite, notam
ment tout au long du siècle dernier, les élections de
novembre 2000 ne révèlent en rien une carence de la
démocratie américaine mais, bien au contraire, marquent
son triomphe. Il est donc juste de le saluer dans tout
l'hémisphère et ailleurs, même si les peuples voient les
choses un peu différemment.

La lutte visant à imposer un tel régime prend bien des
formes, mais elle ne s'interrompt jamais, et il en sera
ainsi aussi longtemps que de puissantes concentrations
de pouvoir demeureront en place. On peut raisonnable
ment s'attendre à ce que les maîtres exploitent toutes les
occasions qui se présenteront - en ce moment, la peur et
l'anxiété suscitées par les attentats terroristes, un

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problème sérieux pour l'Occident maintenant que, avec
les nouvelles technologies disponibles, il a perdu son
quasi-monopole de la violence, conservant seulement
une énorme prépondérance.

Mais rien n'oblige à accepter ces règles, et ceux qui
se soucient de l'avenir du monde et de ses peuples
emprunteront sans doute des voies bien différentes. Les
luttes populaires contre une " mondialisation " des
droits des investisseurs, surtout dans le Sud, ont
influencé la rhétorique, et jusqu'à un certain point les
pratiques, des maîtres de l'univers, qui s'en inquiètent
et sont sur la défensive. Ces mouvements populaires
sont sans précédent par leur ampleur, la diversité de
ceux qu'ils regroupent et l'étendue de la solidarité inter
nationale : la présente réunion en est une illustration
particulièrement importante. L'avenir est très largement
entre leurs mains ; on ne saurait sous-estimer les enjeux.