II

Le consentement sans consentement
embrigader l'opinion publique

Une société démocratique décente devrait reposer sur le
principe du " consentement des gouvernés ". Cette idée est
universellement admise, mais on peut lui reprocher d'être à
la fois trop forte et trop faible. Trop forte, parce qu'elle
laisse entendre que les gens doivent être gouvernés et
contrôlés. Trop faible, car les dirigeants les plus brutaux
eux-mêmes exigent une certaine dose de " consentement
des gouvernés ", et l'obtiennent généralement, pas seule
ment par la force.

Je m'intéresserai ici à la manière dont des sociétés
démocratiques et libres ont fait face à ces questions. Au
fil du temps, les forces populaires ont cherché à obtenir
la possibilité de participer plus largement à la gestion de
leurs affaires, avec certains succès et de nombreuses
défaites. Dans le même temps, un corpus d'idées très
instructif a été développé pour justifier la résistance de
l'élite à la démocratie. Quiconque veut comprendre le
passé et façonner l'avenir aurait intérêt à examiner avec
attention non seulement la pratique, mais aussi le cadre
doctrinal qui la soutient.

Voilà 250 ans, David Hume aborda ces questions dans
des oeuvres devenues classiques. Il était intrigué par " la
facilité avec laquelle les plus nombreux sont gouvernés

85

par quelques-uns, la soumission implicite avec laquelle
les hommes abandonnent leur destin à leurs maîtres.
Cela lui paraissait surprenant, car la force est toujours
du côté des gouvernés. Si le peuple s'en rendait compte,
il se soulèverait et renverserait ceux qui le dirigent. Il en
concluait que l'art du gouvernement est fondé sur le
contrôle de l'opinion, principe qui s'étend aux gouver
nements les plus despotiques et les plus militarisés,
comme aux plus libres et aux plus populaires.
  Hume sous-estimait certainement l'efficacité de la
force brutale. Il serait plus exact de dire que plus un
gouvernement est libre et populaire, plus il lui
devient nécessaire de s'appuyer sur le contrôle de
l'opinion pour veiller à, ce qu'on se soumette à lui.

 

  Que le peuple doive se soumettre, voilà qui va de soi
dans une bonne part de l'éventail des opinions politiques.
En démocratie, les gouvernés ont le droit de consentir, mais
rien de plus. Dans la terminologie de la doctrine progres
siste moderne, la population peut jouer le rôle de " specta
trice ", mais pas de " participante ", hormis pour choisir
occasionnellement entre des dirigeants qui représentent le
pouvoir authentique. C'est ce que l'on appelle l'" arène
politique ". Le grand public doit être totalement exclu de
l'arène économique, où se détermine largement ce qu'il
adviendra de la société. Selon la théorie démocratique
dominante, il doit n'y jouer aucun rôle.

 Ces hypothèses ont été discutées tout au long de
l'Histoire, mais les questions ont pris une force particulière
avec le premier sursaut démocratique moderne dans
l'Angleterre du XVIIe siècle. L'agitation de cette époque est
souvent présentée comme un conflit entre le roi et le Parle
ment ; pourtant, comme dans de nombreux autres cas, elle
trouve son origine dans le fait qu'une bonne part de la popu
lation ne voulait être gouvernée ni par l'un ni par l'autre

86

- " des chevaliers et des gentilshommes " qui " ne con-
naissent pas nos plaies " et " ne feront que nous opprimer ",
ainsi que le déclaraient les pamphlets -, mais par " des
citoyens comme nous, qui savent ce que nous voulons ".

 De telles idées chagrinaient profondément les " hommes
de qualité ", ainsi qu'ils se désignaient eux-mêmes - les
" hommes responsables ", dit-on aujourd'hui. Ils étaient
prêts à accorder des droits au peuple, mais avec des limites,
et à condition que le mot " peuple " ne désigne pas la popu
lace confuse et ignorante. Mais comment ce principe fonda
mental pour la vie sociale peut-il être réconcilié avec la
doctrine du " consentement des gouvernés ", lesquels alors
n'étaient pas si faciles à réprimer ? Francis Hutcheson,
philosophe distingué contemporain de David Hume,
proposa une solution. Il fit valoir que le " consentement des
gouvernés " était respecté si les gouvernants imposaient
des projets rejetés par le grand public et que plus tard les
masses " stupides " et " pleines de préjugés " consentissent
" de bon gré " à ce qui avait été fait en leur nom. On peut
ainsi adopter le principe de " consentement sans consente
ment " - terme utilisé plus tard par le sociologue Franklin
Henry Giddings.

 Hutcheson se préoccupait du contrôle de la populace
en Angleterre même, Giddings, du maintien de l'ordre à
l'étranger. Il parlait notamment des Philippines, que
l'armée américaine était en train de libérer* - libérant du

* En 1898, les États-Unis intervinrent aux Philippines, où les
insurgés s'étaient soulevés contre le pouvoir colonial espagnol ; leur
flotte s'empara de Manille. L'année suivante, par le traité de Paris,

ils devinrent maîtres de l'archipel, racheté à l'Espagne, puis vinrent
à bout de l'agitation nationaliste grâce à une répression particuliè
rement brutale qui dura plusieurs années. Les Philippines accédèrent
à l'indépendance en 1946 (NdT).

87

même coup plusieurs centaines de milliers de personnes
des tourments de l'existence, ou, comme l'écrivait la
presse, " massacrant les indigènes à la mode anglaise ",
de telle sorte que " les créatures malavisées " qui nous
résistaient puissent au moins " respecter nos armes " et
plus tard en venir à reconnaître que nous voulions leur
apporter la " liberté " et le " bonheur ". Pour exposer
tout cela sur le ton civilisé qui s'imposait, Giddings
développa le concept de " consentement sans consente
ment " : " Si, dans les années qui suivent, [le peuple
conquis] voit et reconnaît que la relation à laquelle il
s'opposait avait pour objectif son plus grand bien, on
peut raisonnablement soutenir que- l'autorité a été
imposée avec le consentement des gouvernés ", un peu
comme des parents empêchent leur enfant de traverser
une rue très passagère.

Ces explications résumaient le véritable sens de la
doctrine du " consentement des gouvernés ". Le peuple
doit se soumettre à ses gouvernants, et il suffit pour
cela qu'il donne son consentement sans consentement.
Au sein d'un État tyrannique, ou à l'étranger, on peut
faire usage de la force. Quand c'est plus difficilement
envisageable, il faut obtenir l'accord des gouvernés par
ce que l'opinion progressiste et libérale appelle la
" fabrication du consentement ".

L'énorme industrie des relations publiques, depuis
son apparition au début du xx`siècle, s'est consacrée
au " contrôle de l'opinion publique ", pour reprendre la
description qu'en donnaient les dirigeants des milieux
d'affaires. Et ils agirent en conformité avec leurs
paroles, ce qui est sans doute l'un des thèmes essentiels
de l'histoire moderne. Que cette industrie ait ses
racines, et ses principaux centres, dans le pays " le plus

88

libre " ne doit pas surprendre dès lors que l'on
comprend correctement la maxime de Hume.

Quelques années après Hume et Hutcheson, les
problèmes que posait la populace anglaise s'étendirent
aux colonies révoltées d'Amérique du Nord. Les pères
fondateurs adoptèrent l'opinion des " hommes de
qualité " britanniques, l'exprimant parfois dans les
mêmes termes, ou presque. L'un d'eux déclarait ainsi
" Quand je parle du public, j'entends sa partie ration
nelle. L'ignorant et le vulgaire sont aussi peu qualifiés
pour juger des modes [de gouvernement] qu'incapables
d'en tenir les rênes. " Le peuple est un " grand animal "
qu'il faut dompter, disait de son côté Alexander
Hamilton. II fallut apprendre, parfois par la force, à des
fermiers rebelles et indépendants que les idéaux exposés
dans les pamphlets révolutionnaires ne devaient pas être
pris trop au sérieux. Le commun ne serait pas représenté
par des hommes comme eux, " qui connaissent les maux
du peuple ", mais par une gentry de marchands,
d'avocats et autres " hommes responsables " à qui l'on
pourrait faire confiance pour défendre les privilèges.

John Jay, premier président de la Cour suprême,
exprima clairement la doctrine régnante : " Ceux qui
possèdent le pays doivent le gouverner. " Restait à régler
une question : qui possède le pays? La réponse fut
fournie par l'apparition des grandes sociétés privées et

de structures conçues pour les protéger et les soutenir,
bien qu'il reste difficile de contraindre le grand public à
garder un rôle de spectateur.

Si nous voulons comprendre le monde d'aujourd'hui et
de demain, les États-Unis constituent sans doute le
principal cas à étudier. Pour leur incomparable puissance,
mais aussi pour la stabilité de leurs institutions démocra
tiques. De surcroît, ils ont représenté ce qui ressemblait le

89

plus à une tabula rasa. En 1776, Thomas Paine
remarquait : "L'Amérique peut être aussi contente
qu'elle le veut; elle dispose d'une feuille blanche sur
laquelle écrire. " Par la suite, les sociétés indigènes furent
largement éliminées. Les États-Unis ont d'ailleurs
conservé bien peu de chose des vieilles structures euro
péennes, ce qui explique la relative faiblesse du contrat
social et des systèmes d'assistance, lesquels avaient
souvent leurs origines dans des institutions précapitalistes.
Et l'ordre sociopolitique y a été à un rare degré
consciemment édifié. En étudiant l'Histoire on ne peut se
livrer à des expériences, mais les États-Unis sont aussi
proches qu'on peut l'imaginer de " l'exemple idéal " de la
démocratie capitaliste d'État.

De surcroît, leur principal concepteur fut un penseur
politique avisé : les idées de James Madison* l'empor
tèrent. Lors des débats sur la Constitution, il fit remar
quer que si les élections en Angleterre " étaient ouvertes
à toutes les classes du peuple, les droits des propriétaires
terriens ne seraient pas en sécurité et une loi agraire ne
tarderait pas à être votée " pour donner des terres à ceux
qui n'en ont pas. Le système constitutionnel devait donc
être conçu pour prévenir de telles injustices et " assurer
les intérêts permanents du pays ", c'est-à-dire les droits
de propriété.

Tous les spécialistes de Madison s'accordent à dire
que " la Constitution était, intrinsèquement, un docu
ment aristocratique destiné à contrer les tendances
démocratiques de la période ", livrant le pouvoir " aux
meilleurs " et empêchant ceux qui n'étaient ni riches,
ni bien nés, ni connus, de l'exercer (Lance Banning).

Quatrième président des États-Unis, de 1809 à 1817 (NdT). 90

Madison déclara ainsi que la première responsabilité de
l'État était " de protéger la minorité opulente contre la
majorité ", proposition qui est restée le principe fonda
mental du système démocratique américain jusqu'à
nos jours.

Lors des discussions publiques, Madison parlait des
minorités en général, mais il est tout à fait clair qu'il
songeait à l'une d'elles en particulier : celle des
" opulents ". La théorie politique moderne souligne sa
conviction selon laquelle, " dans un gouvernement juste
et libre, les droits de propriété, comme ceux des
personnes, devraient être efficacement accordés ". Mais,
là encore, il est utile d'examiner de plus près cette
doctrine. Il n'existe pas de droits de propriété, mais des
droits à la propriété - c'est-à-dire ceux des personnes
qui possèdent des biens. J'ai peut-être le droit de
posséder ma voiture, mais celle-ci n'a aucun droit. Le
droit à la propriété diffère également des autres en ce
que la possession d'un bien par un individu en prive
quelqu'un d'autre. Si ma voiture est à moi, vous ne
pouvez la posséder ; mais dans une société juste et libre
ma liberté de parole ne peut limiter la vôtre. Le principe
madisonnien est donc que l'État doit assurer le droit des
personnes en général, mais aussi fournir des garanties
particulières supplémentaires en ce qui concerne les
droits d'une classe de personnes, celle des propriétaires.

Madison prévoyait que la menace de la démocratie
risquait de s'aggraver avec le temps en raison de
l'accroissement de " la proportion de ceux qui se heur

tent à toutes les difficultés de l'existence, et rêvent en
secret d'une distribution plus équitable de ses bien

faits ". Il redoutait que ceux-ci ne gagnent de
l'influence, s'inquiétait des " symptômes d'un esprit
niveleur " déjà visible et mettait en garde contre " un

91

danger futur " si le droit de vote plaçait " le pouvoir sur
la propriété en des mains qui n'en possèdent pas une
partie ". Comme il l'expliquait, " il ne faut pas compter
sur ceux qui n'ont pas de biens, ni l'espoir d'en acquérir,
pour témoigner une sympathie suffisante aux droits de
propriété ". Sa solution consistait à maintenir le pouvoir
politique entre les mains de ceux " qui sont issus de, et
représentent, la richesse de la nation ", " le groupe des
hommes les plus capables " face à un peuple fragmenté
et désorganisé.

Bien entendu, le problème de l'"" esprit niveleur " se
pose aussi à l'étranger. On en apprend beaucoup sur la
" théorie de la démocratie réellement existante " en
voyant comment ce problème est perçu, en particulier
dans les documents secrets internes où les dirigeants
peuvent se montrer plus francs.

Prenons l'important exemple du Brésil, le " colosse
du Sud ". Lors d'une visite en 1960, le président Eisen
hower assura les Brésiliens que " notre système d'entre
prise privée, mais douée d'une conscience sociale, est
bénéfique pour tout le monde, aussi bien les proprié
taires que les travailleurs [...]. Libre, le travailleur bré
silien fait l'heureuse démonstration des joies de
l'existence dans un régime démocratique ". L'ambassa
deur américain ajouta que l'influence des États-Unis
avait brisé " l'ordre ancien en Amérique du Sud " en lui
apportant " des idées révolutionnaires telles que l'éduca
tion gratuite et obligatoire, l'égalité devant la loi, une
société relativement dépourvue de classes, un système
de gouvernement démocratique et responsable, la liberté
et la concurrence des entreprises [et] un niveau de vie
fabuleux pour les masses ".

Toutefois, les Brésiliens réagirent mal aux bonnes
nouvelles annoncées par leurs tuteurs du Nord. John

92

Foster Dulles, le secrétaire d'État, fit savoir au Conseil
national de sécurité que les élites latino-américaines
étaient " des enfants " " pratiquement dépourvus de la
capacité de se gouverner eux-mêmes ". Pis encore, les
États-Unis étaient " très loin derrière les Soviétiques
pour ce qui est de gagner le contrôle des esprits et des
émotions de peuples peu sophistiqués ". Dulles et Eisen
hower exprimèrent leurs inquiétudes face à la capacité
des communistes à " prendre le contrôle des mouve
ments de masse ", capacité " que nous ne savons pas
imiter ". " Les pauvres sont ceux qu'ils attirent, et ils ont
toujours voulu piller les riches. " En d'autres termes, il
nous était difficile de persuader les gens d'accepter notre
doctrine, selon laquelle ce sont les riches qui doivent
piller les pauvres. Ce grave problème de relations
publiques demeurait sans solution.

L'administration Kennedy le résolut en changeant les
termes de la mission confiée aux militaires sud-améri
cains : ils devaient autrefois " défendre l'hémisphère ",
dorénavant ils assureraient la " sécurité intérieure "
- décision qui eut des conséquences dramatiques, dont la
première fut un coup d'État particulièrement brutal et
meurtrier au Brésil. Washington voyait dans l'armée
brésilienne un " îlot de santé mentale " au sein du pays,
et Lincoln Gordon, l'ambassadeur de Kennedy, qualifia
l'opération de " rébellion démocratique ", et même de
" plus importante victoire de la liberté en ce milieu du
xx` siècle ". Ancien économiste de Harvard, Gordon
ajouta que cette " victoire de la liberté " - à savoir le
renversement par la force d'une démocratie parlemen
taire - devrait " créer un climat bien meilleur pour les
investissements privés ", ce qui nous en dit un peu plus
sur le sens réel des mots liberté et démocratie.

93

Deux ans plus tard, Robert McNamara, le secrétaire
d'État à la Défense, fit savoir à ses associés que " la poli
tique américaine envers les militaires latino-américains
[s'était], dans l'ensemble, montrée efficace dans la
réalisation des objectifs qui lui [avaient été] fixés ". Elle
avait amélioré les " capacités de sécurité intérieure " et
assuré " une influence militaire américaine prédomi
nante ". Les officiers sud-américains avaient compris
quelles étaient leurs tâches et disposaient des moyens de les
mener à bien grâce aux programmes d'aide et de formation
de Kennedy. Parmi ces tâches, le renversement des gouver
nements civils " chaque fois que, selon les militaires, le
comportement de leurs dirigeants [était] préjudiciable au
bien-être de la nation ". De telles actions étaient

nécessaires " dans l'environnement culturel latino-améri
cain ", expliquaient les intellectuels entourant Kennedy. Et
l'on pouvait être certain qu'elles seraient menées comme il
convenait . maintenant que les militaires avaient " une
compréhension des objectifs américains, et un penchant
pour ceux-ci ". Cela assurerait une issue favorable à " la
lutte révolutionnaire pour le pouvoir entre les grands
groupes qui constituent l'actuelle structure de classe " du
continent - une issue qui protégerait " les investissements
privés américains " et le commerce, " racine économique "
des " intérêts politiques américains en Amérique latine ".

Ces documents secrets précis sont relatifs au libéralisme
kennedyen. Les discours tenus en public ont naturelle
ment un contenu tout à fait différent. Si l'on s'en tient à
eux, on comprendra peu de chose du sens véritable dut
mot " démocratie " ou de l'ordre mondial de ces dernières
années - comme d'ailleurs de l'avenir, car ce sont
aujourd'hui les mêmes mains qui tiennent les rênes.

Les spécialistes les plus sérieux s'accordent sur les
faits de base. Un livre important de Lars Schoultz, l'un

94

des meilleurs connaisseurs de l'Amérique latine, traite
de ces gouvernements " de sécurité nationale " installés
et soutenus par les États-Unis. Pour reprendre sa
formule, leur but était " de détruire de manière définitive
ce que l'on percevait comme une menace contre la struc
ture existante des privilèges socio-économiques en
éliminant la participation politique du plus grand
nombre " - le " grand animal " de Hamilton. L'objectif
est fondamentalement le même aux États-Unis, bien que
les moyens soient différents.

Le même schéma est à l'oeuvre aujourd'hui. La
Colombie, championne des violations des droits de
l'homme sur le continent américain, est aussi depuis
plusieurs années le principal bénéficiaire de l'assistance
et de la formation militaire américaines. Le prétexte est
la " guerre contre la drogue ", mais c'est là un
" mythe ", comme l'ont répété plus d'une fois les asso
ciations humanitaires, l'Église et tous ceux qui ont
enquêté sur la choquante histoire des atrocités commises
et des liens étroits entre les narcotrafiquants, les proprié
taires terriens, les militaires et leurs associés paramili
taires. La terreur d'État a détruit les organisations
populaires et presque anéanti le seul parti politique indé
pendant en assassinant des milliers de militants, des maires
aux candidats à la présidence. La Colombie est néanmoins
saluée comme une démocratie stable, ce qui révèle une fois
de plus le sens précis du mot " démocratie ".

Une illustration particulièrement instructive en est
fournie par les réactions que provoqua la première expé
rience démocratique au Guatemala. Sur ce dossier, les
archives confidentielles sont partiellement disponibles,
si bien que nous en savons beaucoup sur la réflexion qui
a guidé l'attitude politique. En 1952, la CIA prévint que
la " politique radicale et nationaliste " du gouvernement

95

 

 

 

guatémaltèque avait obtenu " le soutien ou l'accord de
presque toute la population ". Il " mobilisait la paysan
nerie, jusque-là politiquement inerte ", et suscitait " un
soutien des masses au régime actuel " en organisant le
monde du travail, en lançant une réforme agraire, et par
d'autres méthodes " rappelant la révolution de 1944 "
qui avait engendré " un fort mouvement nationaliste
visant à libérer le Guatemala de sa dictature militaire, de
son arriération sociale et du "colonialisme économique"
qui étaient autrefois la règle ". La politique du gouverne
ment démocratique " inspirait la fidélité, et se confor
mait aux intérêts, de la plupart des Guatémaltèques ".
Les services de renseignement du Département d'État
firent savoir que le gouvernement démocratique " tenait
à maintenir un système politique' ouvert ", permettant
ainsi aux communistes " d'étendre leur influence et de
séduire efficacement divers secteurs de la population ".
Autant de travers redressés par le coup d'État de 1954 et
le règne de la terreur qui sévit depuis, toujours avec le
large soutien des Américains.

Le problème consistant à assurer le " consentement "
se pose aussi dans les institutions internationales. À ses
débuts, l'ONU représentait un instrument fiable de la
politique américaine, et était vivement admirée pour
cela. Mais la décolonisation apporta avec elle ce que l'on
en vint à appeler la " tyrannie de la majorité ". A partir
des années 1960, l'Amérique devint la championne des
vetos aux résolutions du Conseil de sécurité (la Grande
Bretagne arrivant juste après et la France en troisième
position, assez loin derrière), tout en votant seule, ou
avec quelques États qui étaient ses obligés, contre celles
de l'Assemblée générale. Les Nations unies connurent la
disgrâce, et l'on vit paraître des articles demandant pour
quoi diable le monde " s'opposait aux États-Unis "

96

- que l'inverse fût possible était une idée trop saugrenue
pour mériter que l'on s'y arrête. Les relations améri
caines avec la Cour internationale de La Haye et d'autres
institutions internationales ont suivi une évolution
semblable, sur laquelle nous reviendrons.

D'un certain point de vue, très important, mes commen
taires sur les racines madisonniennes des concepts prédo
minants de la démocratie étaient injustes. Comme Adam
Smith et les autres fondateurs du libéralisme classique,
Madison était un penseur précapitaliste, et anticapitaliste
d'esprit. II s'attendait à ce que les dirigeants soient des
" hommes d'État éclairés ", des " philosophes bien
veillants ", " dont la sagesse saurait discerner au mieux les
véritables intérêts de leur pays ", qu'ils protégeraient
contre les " sottises " des majorités démocratiques en
" raffinant " et en " élargissant " l' " opinion publique ",
mais avec une bienveillance éclairée.

Madison apprit vite qu'il en allait tout autrement
quand la " minorité opulente " entreprit d'user de son
nouveau pouvoir de la façon qu'Adam Smith avait
prédite quelques années plus tôt. Elle entendait bien
suivre ce que ce dernier appelait la " vile maxime " des
maîtres : " Tout pour nous, rien pour les autres. " En
1792, Madison lança une mise en garde : le développe
ment croissant d'un État capitaliste était en train de
" substituer la motivation des intérêts privés au devoir
public ", ce qui menait à " une véritable domination de
quelques-uns derrière une apparente liberté des plus
nombreux ". II déplorait l' " impudente dépravation de
notre temps ", les pouvoirs privés devenant " la garde
prétorienne du gouvernement - à la fois ses outils et ses
tyrans, corrompus par ses largesses et l'intimidant par
leurs clameurs et leurs intrigues ". Ils jetaient sur la
société cette ombre que nous appelons " politique ",

97

comme le dit John Dewey plus tard. Ce dernier, l'un des
plus grands philosophes du xxe siècle et l'une des princi
pales figures du libéralisme américain, soulignait que la
démocratie a peu de contenu quand le grand capital
contrôle la vie de la nation par sa maîtrise " des moyens
de production et d'échange, de la publicité, des trans
ports et des communications, renforcée par celle de la
presse, des journalistes et des autres moyens de publicité
ou de propagande ". Il soutenait par ailleurs que dans
une société libre et démocratique les travailleurs
devraient être " les maîtres de leur propre destin indus
triel ", et non des outils loués par leurs employeurs ;
autant d'idées que l'on peut faire remonter au libéra
lisme classique et aux Lumières, et qui n'ont cessé de
réapparaître dans les luttes populaires, aux États-Unis
comme ailleurs.

Il s'est produit bien des changements depuis deux
cents ans, mais les mises en garde de Madison n'ont
cessé d'apparaître toujours plus pertinentes, prenant un
sens nouveau avec la création de grandes tyrannies
privées qui, dès le début du xxe siècle, se sont vu
accorder des pouvoirs exorbitants, principalement par
les tribunaux. Les théories conçues pour justifier de
telles " entités collectives légales ", comme les appellent
parfois les historiens du droit, reposent sur des idées qui
sous-tendent également le fascisme et le bolchevisme
ces organisations ont des droits qui passent avant ceux
des personnes et au-dessus d'eux. Elles reçoivent
d'amples largesses des États qu'elles dominent en grande
partie, demeurant à la fois " des outils et des tyrans ",
comme le disait Madison. Et elles ont gagné un contrôle
substantiel sur l'économie intérieure et internationale,
tout comme sur les systèmes d'information et d'endoc
trinement, ce qui rappelle une autre inquiétude de

98

Madison : " Un gouvernement populaire sans information
ou sans les moyens de l'acquérir n'est qu'un prologue à
une farce ou à une tragédie, ou aux deux. "

Examinons maintenant les doctrines élaborées pour
imposer les formes modernes de la démocratie. Elles sont
exprimées, de manière tout à fait précise, dans un impor
tant manuel de l'industrie des relations publiques dû à
une grande figure de ce secteur, Edward Bernays. II
commence par observer que " la manipulation consciente
et intelligente des habitudes et des opinions des masses
est un élément important dans une société démocra
tique ". Pour mener à bien cette tâche essentielle, " les
minorités intelligentes doivent faire un usage continuel et
systématique de la propagande ", car elles seules
" comprennent les processus mentaux et les habitudes
sociales des masses " et peuvent " tirer les ficelles qui
contrôlent l'opinion publique ". Par conséquent, notre
" société a consenti à ce que la libre concurrence soit
organisée par les dirigeants et la propagande " - autre cas
de " consentement sans consentement ". La seconde
fournit aux premiers un mécanisme " pour modeler
l'esprit des masses ", si bien que celles-ci " exercent leur
force nouvellement acquise dans le sens désiré ". Les
dirigeants peuvent " embrigader l'opinion publique tout à
fait comme une armée le corps de ses soldats ". Ce
procédé de " gestion du consentement " est " l'essence
même du processus démocratique ", écrivait Bernays peu
avant d'être honoré pour ses contributions par
l'American Psychological Association, en 1949.

L'importance d'un " contrôle de l'opinion publique "
fut reconnue avec une franchise croissante à mesure que
les luttes populaires parvenaient à étendre le champ de la
démocratie, donnant ainsi naissance à ce que les élites
libérales appellent " la crise de la démocratie " - à

99

savoir ce qui se passe quand des populations, ordinaire
ment passives et apathiques, s'organisent et cherchent à
entrer dans l'arène politique pour défendre leurs intérêts
et leurs exigences, menaçant la stabilité et l'ordre. Ainsi
que l'expliquait Bernays, avec " le suffrage universel et
l'éducation généralisée [...], la bourgeoisie elle-même
finissait par avoir peur du menu peuple. Car les masses
promettaient de devenir roi ", tendance heureusement
inversée - du moins l'espérait-on - quand de nouvelles
méthodes " destinées à modeler l'opinion publique "
furent conçues et mises en oeuvre.

En bon libéral du New Deal, Bernays avait développé

ses talents dans le Comité sur l'information publique de

Woodrow Wilson, première agence de propagande
d'État américaine. " C'est l'étonnant succès de la propa
gande pendant la guerre qui a ouvert les yeux de la petite
minorité intelligente de tous les secteurs sur les possibi
lités d'embrigadement de l'opinion publique ", expli
quait-il dans son manuel de relations publiques, intitulé
Propagande. Peut-être cette minorité n'était-elle pas
consciente qu'un tel succès reposait largement sur les
récits fabriqués relatant des atrocités boches, fournis par
le ministère britannique de l'Information, qui en secret
définissait sa tâche comme un moyen de " diriger la
pensée de la plus grande partie du monde ".

Tout cela est typique de la doctrine wilsonnienne - ce
que la théorie politique appelle son " idéalisme ". Le
point de vue de Wilson lui-même était qu'une élite de
gentilshommes aux " idéaux élevés " était nécessaire au
maintien " de la stabilité et de la vertu ". La minorité
intelligente d'hommes " responsables " doit contrôler
les prises de décision ajoutait un autre vétéran du comité
de propagande de Wilson, Walter Lippmann, dans ses
essais si influents sur la démocratie. Lippmann fut aussi,

100

cinquante ans durant, la figure la plus respectée du jour
nalisme américain et un éminent commentateur des
affaires publiques. La minorité intelligente, ajoutait-il,
constitue une " classe spécialisée " chargée de définir la
politique et " l'information d'une opinion publique
correcte ". Il faut donc la préserver de toute ingérence
d'un grand public composé " de gens extérieurs aux
affaires, ignorants et importuns ", qui doit être " remis à
sa place ", sa fonction étant d'être " spectateur de
l'action " et non participant, hormis, comme on l'a vu,
pour des exercices électoraux périodiques à l'occasion
desquels il fait des choix parmi la classe spécialisée. Les
dirigeants doivent être libres d'agir dans un " isolement
technocratique ", pour reprendre la terminologie actuelle
de la Banque mondiale.

Dans l'Encyclopaedia of the Social Sciences, Harold
Lasswell, l'un des fondateurs de la science politique
moderne, mettait ses lecteurs en garde : la minorité des
intelligents doit reconnaître " l'ignorance et la stupidité
des masses " et ne pas succomber aux " dogmatismes
démocratiques selon lesquels les hommes sont les
meilleurs juges de leurs propres intérêts ". Ce ne sont
pas eux les meilleurs juges, c'est nous. Les masses
doivent être contrôlées, pour leur bien, et dans les
sociétés démocratiques, où l'emploi de la force n'est pas
concevable, des gestionnaires sociaux doivent se tourner
vers " une technique de contrôle entièrement nouvelle,
en grande partie par la propagande ". (Notons que la
similitude entre la théorie démocratique progressiste et
le marxisme-léninisme est ici assez frappante -- Bakou
nine l'avait prédite voilà longtemps.)

Une bonne compréhension du concept de " consente
ment " nous permet de voir que la mise en oeuvre du
programme des milieux d'affaires, en dépit des objections

101

du grand public, se fait " avec le consentement des
gouvernés ", forme de " consentement sans consente
ment ". C'est là une bonne description de ce qui se passe
aux États-Unis. Il y a souvent un gouffre entre les préfé
rences du grand public et la politique menée en son nom ;
ces dernières années, il s'est fait de plus en plus profond.

Une autre comparaison jette un peu plus de lumière
sur le fonctionnement du système démocratique. Le
grand public pense à plus de 80 % que le gouvernement
est " dirigé au bénéfice de quelques-uns et de leurs inté
rêts particuliers, non du peuple " - contre 50 % environ
il y a quelques années. Il croit également, toujours à plus
de 80 %, que le système économique est " injuste par
nature " et que les travailleurs n'ont pas leur mot à dire
sur ce qui se passe dans le pays. Il estime, à plus de
70 %, que " les milieux d'affaires ont pris trop de
pouvoir sur trop d'aspects de la vie en Amérique ".
Enfin il est persuadé, à plus de 20 contre 1, que les
grandes sociétés " devraient parfois sacrifier un peu de
leurs profits dans le but d'améliorer les choses pour leurs
ouvriers et pour les communautés ".

À bien des égards, donc, l'attitude du grand public
demeure obstinément démocratique et sociale, comme ce
fut le cas pendant les années Reagan, contrairement à ce
que voudrait nous faire croire la mythologie. Mais il nous
faut également noter que ces aspirations demeurent très
en deçà des idées qui animaient les révolutions démocra
tiques. Au XIXe siècle, les travailleurs d'Amérique du
Nord n'imploraient pas leurs dirigeants de se montrer un
peu plus bienveillants : ils niaient leur droit à les diriger.
La presse ouvrière déclarait : " Les usines devraient
appartenir à ceux qui y travaillent ", reprenant les idéaux
de la révolution américaine, du moins tels que les
comprenait la dangereuse populace.

102

Les élections du Congrès de 1994 constituent un
exemple révélateur du fossé entre la rhétorique et les
faits. On y vit " un tremblement de terre politique ",
" une victoire éclatante ", " un triomphe du conser
vatisme " reflétant une " dérive vers la droite "
continue ; à cette occasion, les électeurs auraient donné
" un mandat populaire écrasant " à l'armée d'extrême
droite de Newt Gingrich, qui promettait de nous
" débarrasser du gouvernement " et de nous ramener
aux jours heureux où les marchés régnaient en maîtres.

Si l'on s'intéresse aux faits, on constate que cette
" victoire éclatante " fut remportée avec à peine plus
de la moitié des votes, soit environ 20 % des inscrits,
des chiffres qui diffèrent à peine de ceux de 1992,
quand les démocrates l'avaient emporté. Un électeur
sur six seulement vit dans ces résultats " une affirma
tion du programme républicain ". Un sur quatre avait
entendu parler du " contrat avec l'Amérique ", qui
présentait ce programme. Et le grand public, une fois
informé, s'opposait, à une large majorité, à presque
toutes les mesures qu'il comportait. Près de 60 %
voulaient un accroissement des dépenses sociales. Un
an plus tard, 80 % affirmaient que " le gouvernement
fédéral devrait protéger les plus vulnérables, en parti
culier les pauvres et les gens âgés, en garantissant un
niveau de vie minimum et en assurant une protection
sociale ". Entre 80 et 90 % des Américains soutiennent
les garanties fédérales d'assistance à ceux qui ne
peuvent travailler, l'assurance contre le chômage, la
subvention des médicaments, l'assistance au foyer des
personnes âgées, un niveau minimal de soins médi
caux, la sécurité sociale. Trois quarts d'entre eux
approuvent l'idée de gardes d'enfants garanties par
l'Etat fédéral pour les mères à faibles revenus. La

103

persistance de telles positions est particulièrement frap
pante quand on songe aux assauts acharnés de la propa
gande visant à convaincre les gens qu'en fait ils ont des
idées radicalement différentes.

L'étude de l'opinion publique menée lors de cette
élection montre donc qu'à mesure que les électeurs
découvraient le programme républicain au Congrès ils
s'y opposaient plus farouchement. Le porte-drapeau de
la révolution, Newt Gingrich, était déjà mal vu du temps
de son " triomphe " ; il coula ensuite à pic, devenant
l'homme politique le plus impopulaire du pays. Lors des
élections de 1996, il fut particulièrement comique de
voir ses plus proches associés s'efforcer de nier tout lien
avec leur chef et ses idées. Lors des primaires, le premier
candidat à disparaître, aussitôt ou presque, ne fut autre
que Phil Gramm, seul représentant des républicains du
Congrès, pourtant généreusement financé et répétant
tous les mots d'ordre que, selon les journaux, les élec
teurs étaient censés adorer. En fait, pratiquement toutes
les questions politiques passèrent à la trappe dès que les
candidats durent, en janvier 1996, affronter les électeurs.
L'équilibre du budget en est l'exemple le plus spectacu
laire. Tout au long de l'année précédente, la grande
question avait été de savoir dans quel délai il fallait
tenter d'y parvenir - sept ans ou plus ? La controverse
faisait rage et le fonctionnement de l'appareil d'État
avait été interrompu à plusieurs reprises. Mais il n'en fut
plus question dès que s'ouvrirent les primaires. Le Wall
Street Journal nota avec surprise que les électeurs
avaient " abandonné leur obsession d'équilibre du
budget ". En fait, leur véritable " obsession " était préci
sément à l'opposé, comme les sondages d'opinion
l'avaient régulièrement montré : ils se refusaient à

104

admettre l'équilibre du budget en fonction d'hypothèses
réalistes minimales.

Pour être plus précis, une frange du grand public
partageait bel et bien l'" obsession " des deux grands
partis politiques à ce sujet. En août 1995, 5 % d'entre
eux voyaient dans le déficit le problème le plus impor
tant du pays - au même niveau que les SDF. Mais ces
5 % se trouvaient inclure les gens qui comptent, comme
l'annonçait Business Week, citant un sondage réalisé
parmi les responsables d'entreprise : " Le milieu des
affaires a parlé : équilibrez le budget fédéral ! " Et quand
le milieu des affaires parle, la classe politique et les
médias s'empressent de rapporter ses propos. Ils infor
mèrent donc l'opinion publique qu'en fait elle avait
toujours exigé un budget en équilibre, détaillant les
coupes qu'il serait nécessaire de faire dans les
programmes sociaux avec son accord - en fait en dépit
de sa vive opposition, comme le montrèrent les
sondages. Il n'est pas surprenant que la question ait brus
quement disparu de la scène médiatique dès que les
hommes politiques durent affronter " le grand animal ".

Rien d'étonnant non plus à ce que le programme
continue à être mis en oeuvre avec la duplicité coutu
mière : tandis que l'on opère des coupes sombres,
souvent impopulaires, dans les dépenses sociales, le
budget du Pentagone augmente malgré l'opposition du
grand public, mais avec l'approbation, dans les deux cas,
des milieux d'affaires. Les raisons de l'accroissement des
dépenses militaires apparaissent clairement quand on se
rappelle le rôle, au niveau national, du système articulé
autour du Pentagone : transférer les fonds publics aux
secteurs avancés de l'industrie, de telle sorte que les
riches électeurs de Newt Gingrich, par exemple, soient
protégés des rigueurs du marché par des subventions plus

105

élevées que celles accordées à n'importe quelle autre
banlieue résidentielle du pays (hormis le gouvernement
fédéral lui-même), le tout pendant que le leader de la
révolution conservatrice prêche le "moins d'État" et
l'individualisme farouche.

À en juger par les sondages d'opinion, il est clair que,
dès le début, toutes les légendes de victoire éclatante du
conservatisme étaient fausses. L'arnaque est aujourd'hui
discrètement reconnue. Le spécialiste électoral du clan
Gingrich a ainsi expliqué que, lorsqu'il annonçait que la
majorité de la population soutenait le " contrat avec
l'Amérique ", il voulait simplement dire que les gens
aimaient les slogans publicitaires dans lesquels on
l'avait emballé. Ses études montraient ainsi que le grand
public s'opposait au démantèlement du système de santé
et voulait le voir " préservé, protégé et renforcé " pour
" la génération à venir ". Il suffisait donc de vendre
l'idée que son démantèlement visait précisément à le
" préserver " et à le " protéger ". La même méthode est
employée partout.

Tout cela est parfaitement naturel dans une société qui
est très largement dirigée par les milieux d'affaires et où
l'on consacre des sommes considérables au marketing
un milliard de dollars par an, soit un sixième du PIB,
dont une bonne part déductible des impôts, si bien que
les gens paient le privilège de voir leurs attitudes et leur
comportement manipulés.

Mais dompter le grand animal est chose difficile. On a
pensé plus d'une fois y être parvenu, avoir enfin atteint
la " fin de l'Histoire ", cette utopie chère aux maîtres.
Exemple classique, celui des origines de la doctrine néo
libérale au début du XIXe siècle : David Ricardo, Thomas
Malthus et d'autres grandes figures de l'économie clas
sique annoncèrent que la science nouvelle avait

106

démontré, avec la même certitude que les lois de
Newton, que l'on portait tort aux pauvres en tentant de
leur venir en aide et que le meilleur service à rendre aux
masses souffrantes était de les débarrasser de l'illusion
dans laquelle elles vivaient d'avoir un droit à l'existence.
Elles n'avaient en fait pas de droits du tout, hormis ceux
qu'elles pouvaient obtenir sur un marché du travail sous
trait à toute règle. Dans les années 1830, il semblait bien
qu'en Angleterre cette doctrine l'avait emporté. Comme
Karl Polanyi l'écrivait il y a cinquante ans dans son clas
sique The Great Transformation, le triomphe de la
pensée correcte au service des intérêts manufacturiers et
financiers avait poussé de force le peuple britannique
" sur les chemins d'une expérience utopique ". II ajou
tait que ce fut " la réforme la plus impitoyable " de toute
l'Histoire, qui " écrasa une multitude de vies ". Mais
survint alors un problème inattendu. Les masses,
toujours aussi stupides, en conclurent : si nous n'avons
pas le droit de vivre, alors vous n'avez pas le droit de
gouverner. L'armée anglaise dut réprimer émeutes et
désordres, et bientôt une menace encore plus grande prit
forme: les travailleurs commencèrent à s'organiser,
réclamant des lois sur le travail en usine, une législation
sociale pour les protéger de la brutale expérience néo
libérale - et souvent bien plus encore. La science,
heureusement très souple, prit donc des formes
nouvelles à mesure que l'opinion de l'élite évoluait en
réponse à des forces populaires incontrôlables. Elle
découvrit ainsi qu'il fallait préserver le droit à l'exis
tence, par le biais d'une sorte de contrat social.

Par la suite, beaucoup eurent l'impression que l'ordre
était restauré, bien que quelques-uns en fussent moins
sûrs. Le célèbre artiste William Morris scandalisa les
gens respectables en se déclarant socialiste lors d'une

107

conférence à Oxford. Il admettait certes " l'opinion
reçue selon laquelle un système concurrentiel de type
"chacun pour soi et sauve qui peut" était le dernier
système économique que le monde [aurait] à connaître ;
il est parfait, et il a donc atteint son stade définitif ".
Mais, poursuivait-il, si l'Histoire est réellement
parvenue à son terme, alors " la civilisation mourra ".
Ce qu'il se refusait à croire, en dépit des proclamations
pleines de confiance " des hommes les plus instruits ". Il
avait raison, comme les luttes populaires le montrèrent.

Aux États-Unis aussi, les années 1890 furent regardées
comme l'expression de la " perfection " et du " stade
définitif " de la société. Quand survinrent les " Années
folles ", on était persuadé que le mouvement syndical
avait été écrasé pour de bon, que l'utopie des maîtres se
réalisait enfin - ceci, écrit David Montgomery, historien
de Yale, dans " une Amérique parfaitement antidé
mocratique ", " créée en dépit des protestations de ses
travailleurs ". Une fois de plus, la célébration était
prématurée. Quelques années plus tard, le grand animal
sortit une fois de plus de sa cage, et les États-Unis eux
mêmes, meilleur exemple de société gérée par les milieux
d'affaires, furent contraints par les luttes populaires
d'accorder des droits acquis depuis longtemps déjà dans
des sociétés plus autocratiques.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le
grand capital lança une énorme campagne de propa
gande pour reprendre ce qu'il avait perdu. A la fin des
années 1950, on pensait généralement que cet objectif
avait été atteint. Daniel Bell, sociologue de Harvard,
écrivait ainsi que le monde industriel était parvenu au
stade de la " fin des idéologies ". Quelques années plus
tôt, du temps où il était rédacteur en chef de Fortune, il
avait signalé l'étendue " sidérante " des campagnes

108

menées en vue de venir à bout des attitudes social-démo
crates qui avaient persisté après la guerre.

Là encore, c'était chanter victoire trop tôt. Les événe
ments des années 1960 montrèrent que le grand animal
rôdait une fois de plus, ce qui ranima chez les " hommes
responsables " la peur de la démocratie. La Commission
trilatérale, fondée par David Rockefeller en 1973,
consacra sa première grande étude à la " crise de la
démocratie " dans le monde industriel : de larges
secteurs de la population cherchaient à entrer dans
l'arène publique. Les naïfs auraient pu y voir un pas vers
la démocratie, mais pas la Commission : c'était là " un
excès de démocratie ", disait-elle, espérant pouvoir en
revenir au temps où " Truman avait pu gouverner le pays
avec l'aide d'un nombre relativement restreint de
banquiers et d'avocats de Wall Street ", comme le
déclarait le rapporteur américain. C'était là la " modéra
tion démocratique " qui convenait. La Commission
s'inquiétait tout particulièrement de l'échec des institu
tions chargées de ce qu'elle appelait " l'endoctrinement
des jeunes " : écoles, universités, églises. Elle proposa
des moyens de restaurer la discipline et de ramener le
grand public à la passivité et à l'obéissance, afin de
surmonter la " crise de la démocratie ".

La Commission représentait les secteurs les plus
progressistes et les plus internationalistes du pouvoir et
de la vie intellectuelle des États-Unis, de l'Europe et du
Japon. C'est de ses rangs que sortit la quasi-totalité de
l'administration Carter. La droite adopta une position
beaucoup plus dure.

Les changements qu'a connus l'économie internatio
nale depuis les années 1970 ont fourni de nouvelles
armes aux maîtres, leur permettant d'éroder le contrat
social qu'ils détestent tant et que les luttes populaires

109

avaient permis d'imposer. Aux États-Unis, le spectre
politique, qui a toujours été très étroit, s'est réduit au
point de devenir quasiment invisible. Quelques mois
après que Bill Clinton fut entré en fonctions, un éditorial
du Wall Street Journal exprimait son bonheur : " Face à
chaque problème, M. Clinton et son administration sont
du même côté que l'Amérique des grandes entreprises ",
sous les acclamations de leurs dirigeants, ravis que,
comme le déclara l'un d'eux, " nous nous entendions
beaucoup mieux avec cette administration qu'avec les
précédentes ".

Un an plus tard, ils découvrirent qu'ils pouvaient faire
encore mieux ; en septembre 1995, Business Week
annonça que le nouveau Congrès représentait " un grand
moment pour les milieux d'affaires. Jamais tant de
faveurs n'avaient été accordées avec autant d'enthou
siasme aux chefs d'entreprise américains ". Lors des
élections de novembre 1996, les deux candidats étaient
en fait des républicains modérés et de vieux habitués des
cercles gouvernementaux, représentant le monde des
affaires. La presse économique déclara que la campagne
était " d'un ennui sans précédent ". Les sondages
montrèrent que l'intérêt du grand public était encore plus
bas que lors des autres scrutins, où il était déjà très
faible, et ce en dépit de dépenses électorales record ; ils
révélèrent aussi que les électeurs méprisaient également
les deux candidats, sans en attendre grand-chose.

Le fonctionnement du système démocratique provoque
donc un mécontentement de grande ampleur. On a
signalé un phénomène semblable en Amérique latine et,
si les conditions sont tout à fait différentes, certaines des
raisons sont communes aux deux régions. Le polito
logue argentin Atilio Boron souligne qu'en Amérique
latine le processus démocratique a été mis en oeuvre en

même temps que les réformes néo-libérales, véritable
catastrophe pour la majorité de la population. Elles ont
eu des effets similaires dans le pays le plus riche du
monde. Quand plus de 80 % de la population pensent
que le système démocratique est une comédie, que
l'économie est " injuste par nature ", le " consentement
des gouvernés " promet d'être tout à fait superficiel.

La presse économique parle d'une " sujétion du
travail au capital au cours des quinze dernières années ",
qui a permis au second de remporter de nombreuses
victoires. Mais elle met aussi ses lecteurs en garde : les
beaux jours pourraient ne pas durer, en raison des
" campagnes agressives " de plus en plus nombreuses de
la part des travailleurs " pour s'assurer ce qu'ils appel
lent "un salaire permettant de vivre" " et " la garantie
d'une plus grosse part du gâteau ".

Il vaut la peine de rappeler que nous avons déjà
connu tout cela. On a souvent décrété la " fin de
l'Histoire ", la " perfection ", le " stade définitif "
- mais toujours à tort. Et, en dépit de toutes les
sordides continuités, un optimiste pourra discerner,
d'une manière que je crois réaliste, de lents progrès.
Dans les pays industriels avancés, et souvent ailleurs,
les luttes populaires peuvent partir d'un niveau plus
élevé, et avec des espoirs plus grands, que pendant les
années 1890 ou 1920, ou même qu'il y a trente ans. Et
la solidarité internationale peut prendre des formes
nouvelles et plus constructives à mesure que la grande
majorité des peuples du monde en vient à comprendre
que leurs intérêts sont très largement identiques, et
qu'il est possible, en oeuvrant ensemble, de les faire
progresser. Il n'y a pas plus de raisons aujourd'hui
qu'hier de croire que nous sommes enchaînés par des
lois sociales mystérieuses, inconnues, et non simple

ment par des décisions prises au sein d'institutions
soumises à la volonté humaine - des institutions
humaines, qui doivent passer le test de la légitimité et
qui, si elles échouent, peuvent être remplacées par
d'autres, plus libres et plus justes - comme ce fut
souvent le cas dans le passé.

[Une version de cet article a été publiée en Amérique
latine dans des traductions espagnole et portugaise
en 1996.1

III

La passion des marchés libres

" Pendant plus d'un demi-siècle, les Nations unies
ont constitué le principal forum où les États-Unis ont
tenté de créer un monde à leur image, manoeuvrant avec
leurs alliés en vue de forger des accords globaux sur les
droits de l'homme, les tests nucléaires ou l'environne
ment qui, souligne Washington, reflètent leurs propres
valeurs. " Telle est l'histoire de l'après-guerre, nous
apprend le premier paragraphe d'un article de David
Sanger paru en une du New York Times. Mais les temps
changent. Ce texte paraît sous le titre : " Les États-Unis
exportent les valeurs des marchés libres par le biais
d'accords commerciaux mondiaux. " Ne s'appuyant
plus sur l'ONU, l'administration Clinton se tourne vers
la nouvelle Organisation mondiale du commerce
(OMC) pour " exporter les valeurs américaines ".
À terme, poursuit Sanger (citant le représentant des
États-Unis), c'est l'OMC qui pourrait bien devenir
l'instrument le plus efficace pour faire valoir " la
passion de l'Amérique pour la dérégulation " et, plus
généralement, pour la liberté des marchés, ainsi que les
" valeurs américaines de liberté de la concurrence,
d'équité des règles et de leur mise en oeuvre efficace ",
à l'intention d'un monde qui tâtonne dans les ténèbres.
Ces valeurs sont illustrées au mieux par ce qui incarne

113

l'avenir : les télécommunications, Internet, la technologie
informatique avancée, et autres merveilles suscitées par
l'esprit d'entreprise américain, si exubérant, déchaîné
grâce au marché, et enfin libéré de toute ingérence
gouvernementale, par la révolution reaganienne.

Youssef Ibrahim, dans un autre article également paru
en une du New York Times, nous apprend que " partout
les gouvernements se convertissent à l'évangile de la
liberté des marchés prêché dans les années 1980 par le
président Reagan et le Premier ministre britannique
Margaret Thatcher ". Il reprend là un thème connu.
Qu'on le veuille ou non, zélotes et critiques, par-delà un
grand éventail d'opinions, sont tous d'accord - si l'on
s'en tient à la partie du spectre politique allant des libé
raux à la gauche - pour estimer que " l'implacable
avancée de ce que ses partisans appellent "la révolution
des marchés" " et " le farouche individualisme reaga
nien " ont changé les règles du jeu dans le monde entier,
tandis qu'aux États-Unis " républicains et démocrates
sont également prêts à donner libre cours au marché "
dans leur dévouement à la " nouvelle orthodoxie "'.

Un tel tableau pose plusieurs problèmes. Le premier
est le récit qu'il donne de l'après-guerre. Même ceux qui
croient le plus à la " mission américaine " doivent
savoir que les relations entre les États-Unis et l'ONU
sont à peu de chose près l'inverse de ce que décrit le
paragraphe cité en début de chapitre, et ce depuis que les
Américains ont perdu le contrôle des Nations unies à la
suite des progrès de la décolonisation, ce qui leur a valu
de se retrouver régulièrement isolés dans leur opposition
à de nombreux accords d'ensemble portant sur une
quantité de questions et les a conduits à vouloir saper
des composantes essentielles de l'ONU, en particulier
celles d'orientation tiers-mondiste. Bien des questions

114

relatives à l'histoire du monde peuvent être discutées,
mais sûrement pas celle-là.

Pour ce qui est du " farouche individualisme reaga
nien " et de son adoration du marché, il suffira peut-être
de citer l'examen d'ensemble des années Reagan paru
dans Foreign Affairs sous la plume d'un haut respon
sable du Conseil des relations extérieures. Il note
l' " ironie " du fait que Ronald Reagan, " le président
qui, après guerre, a témoigné l'amour le plus ardent du
laisser-faire, ait présidé au plus grand retour au protec
tionnisme depuis les années 19302". II n'y a pourtant là
aucune ironie ; il s'agit de l'application normale de
l'" amour ardent du laisser-faire " : la discipline du
marché vaut pour vous, mais pas pour moi, à moins que
le jeu ne soit truqué en ma faveur, généralement à la
suite d'une intervention étatique de grande ampleur. Il
est difficile de trouver dans l'histoire économique des
trois derniers siècles un thème à ce point récurrent.

Les reaganiens empruntaient des sentiers battus - que
les " conservateurs " à la Gingrich ont récemment trans
formés en scène de comédie - en exaltant les splendeurs
du marché et en mettant sévèrement en garde les pauvres
du monde entier contre les effets débilitants de la
dépendance, tout en se flattant auprès des milieux
d'affaires que Reagan ait " davantage protégé l'industrie
américaine des importations que n'importe lequel de ses
prédécesseurs depuis cinquante ans " - plus que tous ses
prédécesseurs réunis, en fait. Dans le même temps, ils
menaient " un assaut soutenu " contre le principe de
libre-échange poursuivi par les riches et les puissants
depuis le début des années 1970, comme le déplore dans
une étude érudite un économiste du secrétariat du
GATT, Patrick Low, qui estime que l'effet restrictif des

115

mesures reaganiennes est environ trois fois celui des
autres grands pays industriels.

Le plus grand " retour au protectionnisme " n'était
qu'une partie de l'" assaut soutenu " contre les principes
de liberté du commerce, accéléré par le " farouche indi
vidualisme reaganien ". Autre élément du tableau : le
transfert d'énormes fonds publics aux pouvoirs privés,
souvent sous le déguisement habituel de la " sécurité ".
Cette histoire vieille de plusieurs siècles se répète
aujourd'hui sans changements notables, et pas seulement
aux États-Unis, bien que la tromperie et l'hypocrisie y
aient atteint de nouveaux sommets.

L'Angleterre de Margaret Thatcher est un bon
exemple pour illustrer " l'évangile des marchés libres ".
Pour nous en tenir à quelques révélations de ces derniers
mois (début 1997), " au cours de la période qui vit
s'exercer les pressions maximales en faveur de ventes
d'armes à la Turquie ", rapporte l'Observer de Londres,
Thatcher " est intervenue personnellement pour qu'une
somme de 22 millions de livres, prélevée sur le budget
britannique d'assistance outre-mer, contribue à la créa
tion du métro d'Ankara. Le projet était trop dispendieux
et en 1995 il fut reconnu " par Douglas Hurd, le ministre
des Affaires étrangères, " contraire à la loi ". L'événe
ment valait la peine d'être noté juste après le scandale du
barrage de Pergau, qui révéla le versement par Thatcher
de subventions illégales " afin d"`adoucir" des contrats
de vente d'armes conclus avec le régime malaisien " - et
à l'occasion duquel la Haute Cour rendit un jugement
contre Hurd. Sans parler des garanties de crédit et des
arrangements financiers du gouvernement, ni de la pano
plie de mesures permettant le transfert de fonds publics à
l' " industrie de la défense ", qui ont pour effet plus

116

général d'assurer de nombreux profits aux secteurs
industriels avancés.

Peu de temps auparavant, le même journal signalait
" que près de 2 millions d'enfants britanniques sont en
mauvaise santé et souffrent de retards de croissance en
raison de la malnutrition ", due à " une pauvreté d'une
ampleur inconnue depuis les années 1930 ". La tendance
à l'amélioration de la santé s'est inversée et les maladies
infantiles jusque-là contrôlées sont désormais en
augmentation grâce à cet " évangile des marchés "
hautement sélectif, si vivement admiré par ceux qui en
sont les bénéficiaires.

Quelques mois plus tôt, un gros titre annonçait : " Un
bébé britannique sur trois naît dans la pauvreté ", celle des
enfants " ayant été multipliée par près de trois depuis l'élec
tion de Margaret Thatcher ". Une autre manchette procla
mait : " Les maladies du temps de Dickens reviennent
hanter l'Angleterre d'aujourd'hui ", et l'article citait des
études concluant qu' " en Grande-Bretagne les conditions
sociales redeviennent ce qu'elles étaient il y a un siècle ".
Les effets des coupures de gaz, d'électricité, d'eau et de
téléphone sont particulièrement sinistres pour " un grand
nombre de foyers " à mesure que la privatisation suit son
cours habituel, avec une grande variété de mesures favori
sant " des clients plus aisés " et revenant à imposer " une
surtaxe aux pauvres ", ce qui conduit à " un gouffre de plus
en plus profond entre riches et pauvres en matière
d'énergie ", ainsi que dans les fournitures d'eau et d'autres
services. Les " coupes sauvages " dans les programmes
sociaux mènent la nation " au bord de la panique à l'idée
d'un effondrement social imminent ". Mais l'industrie et la
finance tirent d'agréables profits des mêmes choix poli
tiques. Et, pour couronner le tout, les dépenses publiques,
après dix-sept ans d'évangile thatchérien, représentent

117

toujours 42,25 % du PIB, comme lorsqu'elle parvint au
pouvoir'.

Il n'y a rien d'inattendu dans tout cela.

 

L'Organisation mondiale du commerce
" Exporter les valeurs américaines "

Mettons de côté la surprenante opposition entre
doctrine et réalité et voyons ce que peut nous apprendre
un examen de l'ère nouvelle qui s'offre à nos yeux
- beaucoup de choses, je crois.

L'article du New York Times sur " l'exportation des
valeurs américaines de liberté des marchés " célèbre
l'accord de l'OMC sur les télécommunications. L'un de
ses effets bienvenus est de fournir à Washington un
" nouvel outil de politique étrangère ". L'accord " donne
à l'OMC le pouvoir de pénétrer les frontières des
70 pays qui l'ont signé ", et cela n'est pas un secret que
les institutions internationales ne peuvent fonctionner
que dans la mesure où elles s'en tiennent aux exigences
des puissants, en particulier les États-Unis. Dans le
monde réel, ce " nouvel outil " leur permet donc d'inter
venir en profondeur dans les affaires intérieures des
autres, de les contraindre à modifier leurs lois et leurs
pratiques. Plus important encore, l'OMC veillera à ce
que les autres pays " respectent l'engagement pris
d'autoriser les investissements étrangers " sans restric
tions, et ce dans des secteurs essentiels de leur
économie. Dans le cas qui nous intéresse, le résultat
probable est clair pour tout le monde : " Les
bénéficiaires les plus évidents de cette ère nouvelle sont
les grosses entreprises américaines, qui sont les mieux
placées pour dominer un terrain de jeu nivelé ", fait

118

remarquer la Far Eastern Economic Review5, de même
qu'une mégaentreprise américano-britannique.

Ces perspectives ne ravissent pas tout le monde. Les
gagnants le reconnaissent, et proposent leur interpréta
tion : selon Sanger, d'autres craignent que " les géants
américains des télécommunications [...] puissent
submerger les monopoles avachis, protégés par les États,
qui ont longtemps dominé le secteur en Europe et en
Asie " - comme ils l'ont fait d'ailleurs aux États-Unis,
bien après qu'ils furent devenus l'État et l'économie les
plus puissants du monde. Il vaut également la peine de
noter que certaines des plus importantes contributions à
la technologie moderne (ainsi les transistors, pour ne
citer qu'un exemple) sont sorties des laboratoires de
recherche du " monopole avachi protégé par l'État " qui
a régné sur le secteur américain des télécommunications
jusque dans les années 1970. Libéré des rigueurs du
marché, il a pu satisfaire les besoins des secteurs avancés
de l'industrie par transfert de fonds publics (parfois de
manière détournée, par le pouvoir de son monopole,
contrairement aux méthodes plus directes du système
mis en place par le Pentagone).

Ceux qui, en toute irrationalité, se raccrochent au
passé, voient les choses un peu différemment. La Far
Eastern Economic Review fait remarquer que des
emplois seront perdus en Asie et que " de nombreux
consommateurs asiatiques devront payer davantage pour
le téléphone avant de pouvoir payer moins ". Mais
quand paieront-ils moins ? Pour voir se lever l'aube d'un
avenir radieux, il est nécessaire que les investisseurs
étrangers soient " encouragés [...] à agir de manière
socialement désirable " - et pas simplement en gardant
l'oeil fixé sur les profits et les services rendus aux riches
et au monde des affaires. Comment un tel miracle pourra

119

J

se produire, voilà qui n'est pas expliqué, bien que la
suggestion ne puisse manquer de susciter d'intenses
réflexions dans les sièges sociaux des grandes sociétés.

Dans le délai prévu pour sa mise en place, l'accord de
l'OMC prévoit d'augmenter les coûts de service du télé
phone pour la plupart des consommateurs asiatiques,
continue la revue. " Le fait est que relativement peu
d'entre eux bénéficieront des tarifs moins élevés vers
l'étranger " auxquels on s'attend avec la mainmise sur
le secteur d'énormes sociétés étrangères, principale
ment américaines. En Indonésie, par exemple, seuls
300 000 clients - c'est-à-dire le milieu des affaires -, sur
une population de près de 200 millions d'individus, télé
phonent à l'étranger. " En règle générale, il est très
probable que le coût des communications locales augmen
tera ", selon David Barden, analyste régional de ce secteur
à J.P. Morgan Securities à Hong Kong. Mais, poursuit-il,
ce sera pour le bien de tous : " Si le secteur n'était pas
profitable, il n'existerait pas. " Et maintenant que de plus
en plus de biens publics sont cédés aux grandes sociétés
étrangères, mieux vaut que les profits soient garantis -
aujourd'hui les télécommunications, demain un éventail
beaucoup plus large de services apparentés. La presse
économique prédit que, " les communications person
nelles sur Internet [y compris les réseaux et les interac
tions des grandes sociétés] devant dépasser les
télécommunications en cinq ou six ans, les compagnies de
téléphone ont tout intérêt à passer au business en ligne ".
Réfléchissant à l'avenir de sa propre compagnie, Andrew
Grove, directeur général d'Intel, voit dans Internet " le
plus grand changement de notre environnement " actuel.
Il s'attend à une très forte croissance pour " les fournis
seurs d'accès, les gens impliqués dans la création du Web,
ceux qui fabriquent les ordinateurs " (les " gens " signi

fiant ici les grandes sociétés) et l'industrie de la publicité,
dont le chiffre d'affaires annuel se monte déjà à près de
350 milliards de dollars et qui prévoit de nouvelles
occasions grâce à la privatisation d'Internet, qui devrait
transformer celui-ci en un oligopole mondial6.

Pendant tout ce temps, ailleurs, la privatisation se pour
suit à vive allure. Pour prendre un exemple significatif, le
gouvernement brésilien, en dépit d'une très vive opposi
tion populaire, a décidé de privatiser la compagnie Vale,
qui contrôle de vastes ressources minérales (fer, uranium
et autres) ainsi que des installations industrielles et des
moyens de transport, y compris de technologie sophisti
quée. Vale réalise de gros bénéfices - son revenu annuel
dépassait 5 milliards de dollars en 1996 - et ses perspec
tives d'avenir sont excellentes : c'est l'une des six entre
prises d'Amérique latine classées parmi les 500 plus
profitables du monde. Une étude menée par des spécia
listes de l'École d'ingénierie de l'université fédérale de
Rio estime que le gouvernement a gravement sous-évalué
la firme, notant de surcroît qu'il s'est fondé sur une
analyse " indépendante " de Merrill Lynch, société qui se
trouve être associée au conglomérat anglo-américain cher
chant à prendre le contrôle de cet élément essentiel de
l'économie brésilienne. Le gouvernement a repoussé les
conclusions de cette étude avec fureur. Si elles sont
exactes, on se trouve dans un cas de figure très familier'.

Petit aparté : les communications et l'uranium sont
deux choses très différentes. La concentration des
premières entre un petit nombre de mains (en particulier
étrangères) suscite des questions assez graves sur la nature
d'une véritable démocratie. Il en va de même avec la
concentration financière, qui compromet la participation
populaire à la planification économique et sociale. Le
contrôle sur les ressources alimentaires en soulève

d'autres encore plus sérieuses, cette fois de simple survie.
Il y a un an [en 1996], le secrétaire général de la FAO
(Organisation des Nations unies pour l'alimentation et
l'agriculture), évoquant " la crise alimentaire consécutive
à une énorme augmentation du prix des céréales cette
année ", a prévenu que les pays " doivent devenir plus
autonomes pour ce qui touche à la production
alimentaire'". La FAO conseille aux " pays en voie de
développement " d'inverser les politiques que le
" consensus de Washington " leur a imposées, et qui ont
un effet désastreux pour une bonne part de la planète tout
en se révélant une bénédiction pour l'agrobusiness - et
aussi, soit dit en passant, pour le trafic de drogue, qui est
sans doute le succès le plus spectaculaire des réformes
néo-libérales si on les juge à l'aune des " valeurs des
marchés libres " que " les Etats-Unis exportent ".

La mainmise des grandes sociétés étrangères sur la
production alimentaire est bien entamée et, l'accord sur
les télécommunications étant signé, les services finan
ciers devraient bientôt suivre.

Pour nous résumer, les conséquences prévisibles de la

victoire des " valeurs américaines " à l'OMC sont

1. un " nouvel outil " permettant une intervention
américaine de grande ampleur dans les affaires intérieures
des autres pays ;

2. la mainmise de grandes sociétés installées aux
États-Unis sur des secteurs cruciaux des économies
étrangères ;

3. des bénéfices pour les milieux d'affaires et les
riches ;

4. le transfert des coûts de l'opération aux popula
tions ;

5. l'emploi d'armes nouvelles, potentiellement puis
santes, contre la menace démocratique.

122

Une personne rationnelle pourrait se demander si ces
attentes ont quoi que ce soit de commun avec la
célébration des accords, ou si elles sont la simple
retombée accessoire d'une victoire de principe fêtée par
attachement à des valeurs supérieures. Ce scepticisme est
renforcé si l'on confronte le tableau, cité en début
d'article, que brosse le New York Times de l'après-guerre
avec des faits incontestés. Il s'accentue encore si l'on
jette un coup d'oeil sur certaines régularités frappantes de
l'Histoire : ainsi le fait que ceux qui sont en position
d'imposer leurs projets non seulement les célèbrent avec
enthousiasme mais en tirent profit - que les valeurs ainsi
professées concernent la liberté du commerce ou d'autres
grands principes, lesquels en pratique se révèlent étroite
ment adaptés aux besoins de ceux qui contrôlent le jeu et
en saluent la conclusion. La simple logique incite à se
montrer quelque peu sceptique quand ce motif se répète ;
l'Histoire devrait élever cette tendance un cran plus haut.

En fait, nous n'avons même pas besoin de chercher
aussi loin.

 

L'Organisation mondiale du commerce
un forum inadapté

Le jour où il rapportait en une la victoire des valeurs
américaines à l'OMC, le New York Times mettait en
garde l'Union européenne : qu'elle ne s'avise pas de se
tourner vers cet organisme pour qu'il statue sur les
plaintes qu'elle formule à l'égard des Etats-Unis en raison
de leur violation des accords sur la liberté du commerce.
Au sens strict, il est question du Helms-Burton Act, qui
" enjoint aux États-Unis d'imposer des sanctions aux
compagnies étrangères commerçant avec Cuba ". Ces

123

sanctions " empêcheraient effectivement les firmes
d'exporter vers les États-Unis, ou d'avoir avec eux des
relations commerciales, même si leurs activités et leurs
produits n'ont rien à voir avec Cuba " (Peter Morici,
ancien directeur économique de la commission du
Commerce international américaine). Les pénalités ne
sont pas minces, même sans tenir compte de menaces plus
directes contre les individus et les compagnies qui fran
chissent une ligne tracée unilatéralement par Washington.
Les responsables du New York Times considèrent cette loi
comme " un effort mal inspiré, de la part du Congrès,
pour imposer aux autres sa politique étrangère ", et Morici
s'y oppose parce qu'elle " a plus d'inconvénients que
d'avantages " pour les États-Unis. De façon plus générale,
la question en jeu est celle de l'embargo lui-même,
" l'étranglement économique américain de Cuba ", dans
lequel la rédaction du New York Times voit " un anachro
nisme de la guerre froide " auquel il vaudrait mieux
renoncer parce qu'il est devenu préjudiciable aux intérêts
économiques americains9 .

Mais il ne s'agit pas de soulever des questions plus
vastes sur le caractère juste ou injuste de la chose, et
l'affaire, conclut le New York Times, est " fondamentale
ment une querelle politique ", qui ne touche en rien aux
" obligations relatives à la liberté du commerce " de
Washington. Comme beaucoup d'autres, le quotidien
part apparemment du principe que si l'Europe persiste,
l'OMC a toutes les chances de trancher au détriment des
États-Unis. Il s'ensuit que l'OMC n'est pas un forum
adapté.

C'est là une logique simple et tout à fait classique. Dix
ans plus tôt, et pour les mêmes raisons, on a estimé que la
Cour internationale de justice de La Haye n'avait pas à
juger des accusations du Nicaragua contre Washington.

Les États-Unis refusèrent de reconnaître son pouvoir de
juridiction. Quand elle les condamna pour " usage illégal
de la force ", leur ordonnant de mettre un terme à leurs
opérations terroristes, à leur violation des traités et à la
guerre économique tout aussi illégale qu'ils menaient, et
leur imposant le paiement de réparations substantielles, le
Congrès, contrôlé par les démocrates, réagit aussitôt par
une escalade des mêmes crimes, tandis que la Cour était
dénoncée de tous côtés comme un " forum hostile " qui
se discréditait en rendant une telle sentence. C'est à peine
si les médias rapportèrent son jugement, où elle indiquait
notamment que l'aide aux contras était " militaire " et
non " humanitaire ". Cette assistance se poursuivit, et les
États-Unis conservèrent la direction des forces terroristes
jusqu'à ce qu'ils parviennent à imposer leur volonté.
L'histoire officielle s'en tient aux mêmes conventions.

Puis les États-Unis opposèrent leur veto à une résolu
tion du Conseil de sécurité demandant à tous les États de
respecter le droit international (incident tout juste
signalé), et votèrent seuls (avec Israël et le Salvador)
contre une résolution de l'Assemblée générale réclamant
" un respect immédiat et complet " de la décision de la
Cour internationale - ce dont les médias ne parlèrent pas
du tout. II en alla de même l'année suivante lorsque cette
résolution fut renouvelée - cette fois, seul Israël vota
avec les États-Unis. Toute l'affaire illustre parfaitement
la manière dont ces derniers se sont servis de l'ONU
comme d'un " forum " pour imposer leurs propres
valeurs (voir la citation au début du présent chapitre).

Pour en revenir à l'affaire qui nous intéresse concernant
l'OMC, Washington, en novembre 1996, vota seul (avec
Israël et l'Ouzbékistan) contre une autre résolution de
l'Assemblée générale, soutenue par tous les pays de
l'Union européenne, lui demandant de mettre un terme à

l'embargo contre Cuba. L'Organisation des États améri
cains (OEA) avait déjà voté à l'unanimité le rejet du
Helms-Burton Act et demandé à son organisme juridique
(le Comité juridique interaméricain) de se prononcer sur
sa légalité. En août 1996, celui-ci, à l'unanimité de ses
membres, édicta que cette loi violait le droit international.
Un an plus tôt, la commission des Droits de l'homme de
l'OEA avait condamné pour les mêmes raisons les restric
tions américaines à l'envoi de nourriture et de médica
ments à Cuba. L'administration Clinton réagit en
expliquant que l'envoi de médicaments n'était pas interdit
à proprement parler, mais simplement empêché par des
conditions si onéreuses et menaçantes que les plus
grandes sociétés elles-mêmes, aux Etats-Unis comme
ailleurs, rechignaient à les affronter (énormes pénalités
financières et emprisonnement pour ce que Washington
décide de considérer comme une violation des " règles de
la distribution ", accès au territoire américain interdit aux
navires et aux avions, campagnes médiatiques, etc.). En
revanche, les envois de nourriture étaient bel et bien inter
dits, mais Washington fit valoir qu'il y avait ailleurs " de
nombreux fournisseurs " (certes à des prix autrement plus
élevés), si bien que cette franche violation du droit inter
national n'en était pas une à proprement parler. La ques
tion ayant été portée par l'Union européenne devant
l'OMC, les États-Unis se retirèrent des débats, comme ils
l'avaient fait au moment de l'affaire de la Cour internatio
nale, ce qui mit un terme à la question10.

En bref, le monde que les Américains ont cherché
à " créer à leur image " par le biais des institutions
internationales repose sur le droit du plus fort. Et la
" passion américaine pour la liberté des marchés "
implique que Washington peut violer à sa guise les
traités commerciaux. Quand les grandes sociétés

126

étrangères (principalement américaines) font main basse
sur les communications, la finance ou les ressources
alimentaires, pas de problème. Mais il en va tout autre
ment quand ces accords, ou le droit international, viennent
à gêner les projets des puissants - là encore, en parfaite
conformité avec les leçons que nous livre l'Histoire.

Nous en apprendrons davantage en enquêtant sur les
raisons qui motivent le rejet américain de ces accords et
du droit. Dans le cas du Nicaragua, Abraham Sofaer,
conseiller juridique au Département d'État, expliqua que
si les États-Unis avaient accepté de reconnaître la juri
diction du tribunal international à la fin des années 1940,
c'était parce que la majorité des membres de l'ONU était
alors " alignée sur les États-Unis et partageait leur point
de vue sur l'ordre mondial ". Mais désormais " on ne
peut espérer que nombre d'entre eux partageront notre
interprétation de la conception constitutionnelle
d'origine de la Charte des Nations unies ", car " la
même majorité s'oppose souvent aux États-Unis sur des
questions internationales importantes ". On comprend
donc parfaitement que, depuis les années 1960, les États
Unis soient, et de loin, les champions du veto contre les
résolutions de l'ONU, et ce sur des sujets très divers
- droit international, droits de l'homme, protection de
l'environnement, et ainsi de suite -, position qui
contredit totalement la version standard reprise par
David Sanger dans le New York Times. Peu après la
parution de son article, les États-Unis progressèrent
encore d'un cran, opposant leur 71e veto depuis 1967.
Quand la question (il s'agissait des implantations israé
liennes à Jérusalem) fut soumise à l'Assemblée générale,
ils furent les seuls, avec Israël, à s'y opposer - là encore,
une attitude bien familière".

127

Tirant les conclusions " naturelles " de l'instabilité du
monde, Sofaer expliquait ensuite que nous devons désor
mais " nous réserver le pouvoir de décider si la juridic
tion du tribunal [international] s'étend sur nous dans tel
ou tel cas particulier ". Le vieux principe, plus que jamais
à mettre en oeuvre dans un monde qui n'est plus sufisam
ment obéissant, est que " les Etats-Unis n'acceptent
aucune juridiction contraignante sur quelque querelle que
ce soit, dès lors qu'elle implique des questions qui sont
fondamentalement du ressort de leur législation inté
rieure, telle qu'ils l'ont définie " - la " question inté
rieure " étant ici l'agression américaine contre le

Nicaragua12.

Ce principe de base fut élégamment formulé par
Madeleine Albright, nouvelle secrétaire d'État, quand
elle morigéna le Conseil de sécurité, peu désireux
d'accepter les exigences américaines sur l'Irak : les
États-Unis " agiront multilatéralement chaque fois qu'ils
le pourront, et unilatéralement s'ils y sont contraints ".
C'était refuser d'admettre une quelconque contrainte
extérieure dans tout secteur jugé " vital pour les intérêts
nationaux des États-Unis " - tels qu'eux-mêmes les
définissent13. Les Nations unies constituent un forum
approprié tant que l'on peut " compter sur ses membres "
pour partager les vues de Washington, pas quand la majo
rité " s'oppose aux États-Unis sur des questions interna
tionales importantes ". Le droit international et la
démocratie sont de belles choses, mais qui - à l'instar de
la liberté du commerce - doivent être jugées sur leurs
résultats, et non pas selon leurs processus normaux.

Ainsi, l'attitude américaine dans l'affaire de l'OMC n'a
rien de bien nouveau. Washington a déclaré que l'organi
sation n'avait " aucune compétence pour juger " d'une
question touchant à la sécurité nationale des Etats-Unis, et

128

il nous faut donc comprendre que notre existence même
est en jeu dans l'étranglement de l'économie cubaine. Un
porte-parole de l'administration Clinton a ajouté qu'un
jugement de l' OMC contre les États-Unis, rendu in
absentia, n'aurait aucune signification, car " nous ne
croyons pas que tout ce que L'OMC fasse ou dise puisse
contraindre notre pays à changer ses lois ". Souvenons
nous que le grand mérite de l'accord sur les télécommuni
cations de l'OMC était d'en faire un " nouvel outil de
politique étrangère " contraignant les autres pays à modi
fier leurs lois et leurs pratiques conformément aux
exigences américaines...

La règle de base est que les États-Unis sont à l'abri de
toute ingérence de l'OMC pour ce qui touche à leurs
propres lois, tout comme eux seuls sont libres de violer
le droit international comme ils l'entendent, bien que ce
privilège puisse être étendu à leurs États clients si les
circonstances l'exigent. Là encore, les principes fonda
mentaux de l'ordre mondial sont énoncés avec une
parfaite clarté.

Les précédents accords du GATT toléraient des
exceptions liées à la sécurité nationale, et c'est au nom
de celle-ci que Washington avait justifié son embargo
contre Cuba - " mesure prise pour défendre les intérêts
fondamentaux de la sécurité des États-Unis ". L'accord
de l'OMC autorise également chacun de ses membres à
entreprendre " toute action qu'il juge nécessaire à la
protection " de ces mêmes intérêts, mais seulement
dans trois domaines clairement définis : les matières
fissiles, le trafic d'armes et les actions " entreprises en
temps de guerre ou en cas d'urgence dans le cadre des
relations internationales14 ". Peut-être soucieuse de ne
pas voir enregistrée officiellement une si complète
absurdité, l'administration Clinton n'invoqua pas

129

formellement cette " exemption liée à la sécurité natio
nale ", tout en faisant clairement comprendre que la
question était bien là.

Au moment où j'écris, l'Union européenne et les
États-Unis s'efforcent de conclure un accord avant le
14 avril [1997], date à laquelle les auditions de l'OMC
sont censées commencer. En attendant, le Wall Street
Journal nous apprend que Washington " déclare ne pas
vouloir coopérer avec les commissions de l'OMC,
faisant valoir que celle-ci n'a pas juridiction sur les
questions de sécurité nationale 15 ".

 

Pensées indécentes

Les gens polis ne sont pas censés se souvenir des réac
tions qui, en 1961, accueillirent les efforts de Kennedy
en vue d'organiser une action collective contre Cuba. Au
Mexique, un diplomate expliqua que son pays ne pouvait
y prendre part : " Si nous déclarons publiquement que
Cuba menace notre sécurité, 40 millions de Mexicains
mourront de rire (16). " Ce qui nous donne une idée plus
juste de ces menaces.

Apparemment, personne ne mourut de rire quand
Stuart Eizenstat, porte-parole de l'administration, justifia
le rejet par Washington des accords de l'OMC en faisant
valoir que " l'Europe [défiait] "trois décennies d'une
politique cubaine remontant à Kennedy", et qui vise
uniquement à provoquer un changement de régime à La
Havane"". Une réaction mesurée est donc parfaitement
en conformité avec le principe selon lequel les États
Unis ont le droit absolu de renverser un autre gouverne
ment - en ce cas précis par l'agression, la terreur à
grande échelle et l'étranglement économique.

130

Cette hypothèse ne semble toujours pas devoir être
remise en question, mais l'historien Arthur Schlesinger a
critiqué les déclarations d'Einzenstat pour des raisons
plus limitées. Rappelant qu'il avait été " l'un de ceux
impliqués dans la politique cubaine de l'administration
Kennedy ", il fit remarquer qu'Eizenstat l'avait mal
comprise : elle visait les " perturbations [provoquées par
Cuba] dans l'hémisphère " et " ses rapports avec les
Soviétiques ". Mais tout cela était désormais derrière
nous, si bien que la politique de Clinton était, en ce
domaine, un anachronisme - bien que, pour le reste, elle
ne semblât pas devoir susciter d'objections".

Schlesinger n'expliquait pas ce qu'il entendait par
" perturbations " et " rapports avec les Soviétiques ",
mais il l'avait fait ailleurs, en secret. Au début de 1961,
exposant au nouveau Président les conclusions d'une
mission latino-américaine, il explicita le problème des
" perturbations " dues à Castro : " la diffusion de l'idée
castriste de prendre soi-même les choses en main ". C'est
là une grave question, ajoutait Schlesinger peu après, car
" la répartition des terres et des autres formes de richesse
nationale favorise grandement les classes propriétaires,
[et] les pauvres et les dépossédés, stimulés par l'exemple
de la révolution cubaine, exigent désormais le droit à une
vie décente ".11 clarifiait également la menace que repré
sentaient les " rapports avec les Soviétiques " : " Pendant
ce temps, l'Union soviétique agit en coulisses, accordant
de gros prêts pour le développement et se présentant
comme le modèle d'une modernisation réussie en une
seule génération. " C'est ainsi, et beaucoup plus large
ment, que furent perçus ces " rapports " à Washington et
à Londres des origines de la guerre froide, après 1917,
aux années 1960, date à laquelle les archives dont nous
disposons cessent d'être accessibles.

131

Schlesinger recommandait également au nouveau Prési
dent l'emploi d'" un certain nombre de grandes phrases "
sur " les objectifs élevés de la culture et de l'esprit ",
lesquelles " feront frissonner les foules au sud de la fron
tière, où les considérations métahistoriques sont vivement
admirées ". Pendant ce temps, les Américains s'occupe
raient des choses sérieuses. Pour montrer simplement à
quel point les temps changeaient, Schlesinger avait le bon
sens de critiquer " la sinistre influence du Fonds monétaire
international ", qui mettait alors en oeuvre la version
années 1950 de l'actuel " consensus de Washington "
(" ajustements structurels ", " néo-libéralisme ")19. Ces
explications (confidentielles) nous permettent d'avancer
un peu dans la compréhension des réalités de la guerre
froide. Mais c'est un autre sujet.

Des " perturbations " analogues, bien au-delà - de
l'hémisphère, ont posé des problèmes qui n'ont rien
d'insignifiant et continuent à diffuser des idées dange
reuses chez des gens " qui exigent désormais le droit à
une vie décente ". À la fin de février 1996, alors que les
États-Unis s'indignaient de voir Cuba abattre deux avions
d'un groupe anticastriste basé en Floride, ceux-ci ayant à
plusieurs reprises violé l'espace aérien cubain et lâché au
dessus de La Havane des brochures appelant les Cubains à
la révolte (et des membres du groupe ayant également pris
part à des attaques terroristes continues contre l'île, selon
des sources cubaines), les agences de presse transmet
taient des nouvelles tout à fait différentes. Associated
Press fit ainsi savoir qu'en Afrique du Sud " une foule en
liesse avait accueilli en chantant des médecins cubains "
invités par le gouvernement Mandela " pour améliorer les
soins médicaux dans les régions rurales les plus pauvres ".
" Cuba compte 57 000 médecins pour 11 millions de
personnes, contre 25 000 en Afrique du Sud pour

40 millions d'habitants. " Parmi les 101 médecins cubains
figuraient des spécialistes de haut niveau qui, s'ils avaient
été sud-africains, auraient " eu toutes les chances de
travailler au Cap ou à Johannesburg " pour des revenus
représentant le double de ce qu'ils toucheraient dans les
zones défavorisées où ils se rendaient. " Depuis qu'a
commencé le programme d'envoi outre-mer de spécia
listes de la santé publique en 1963 en Algérie, Cuba a
ainsi envoyé 51 820 médecins, dentistes, infirmières et
autres personnels soignants " dans " les nations les plus
pauvres du Tiers Monde ", fournissant dans la plupart des
cas " une assistance médicale totalement gratuite ". Un
mois après l'accueil des Sud-Africains, les spécialistes
cubains furent invités par Haïti à venir étudier une
épidémie de méningite20.

En 1988, un grand journal ouest-allemand signalait que
Cuba était considéré dans le Tiers Monde comme " une
superpuissance internationale " en raison des enseignants,
ouvriers du bâtiment, médecins et autres impliqués dans
" l'aide internationale ". En 1985, 16 000 Cubains
travaillaient ainsi dans des pays en voie de développement
- soit deux fois le total des membres du Peace Corps et
des spécialistes américains du sida. Trois ans plus tard,
Cuba comptait " plus de médecins travaillant à l'étranger
que n'importe quel pays industrialisé, et davantage que
l'Organisation mondiale de la santé ". Cette assistance ne
donne lieu, pour l'essentiel, à aucune compensation, et les
" émissaires internationaux " cubains sont " des hommes
et des femmes vivant dans des conditions que la majorité
de ceux qui travaillent à l'aide au développement n'accep
teraient pas " ; c'est même " la raison de leur succès ".
Pour les Cubains, poursuit l'article, cette activité est " un
signe de maturité politique ", enseigné dans les écoles
comme " la plus haute des vertus ". Le chaleureux accueil

réservé par une délégation de l'ANC en 1996, les foules
chantant " Longue vie à Cuba ", témoignent du même
phénomène".

Incidemment, nous pourrions nous demander
comment les États-Unis réagiraient si des avions libyens,
volant au-dessus de New York et de Washington,
lâchaient des brochures appelant les Américains à se
révolter, et ce après des années d'attaques terroristes
contre des cibles situées sur le sol national ou à
l'étranger. Peut-être en les couronnant de fleurs ? Quel
ques semaines après que les deux avions eurent été
abattus, Barrie Dunsmore, de la chaîne de télévision
ABC, nous donna un indice en citant Walter Porges,
ancien vice-président de la chaîne responsable des actua
lités. Porges rapportait que, lorsqu'une équipe d'ABC
volant à bord d'un avion privé avait voulu filmer la
6e flotte américaine, déployée en Méditerranée, " elle
avait été prévenue de s'éloigner immédiatement, faute
de quoi l'appareil serait abattu ", ce qui " aurait été légal
aux termes du droit international définissant l'espace
militaire aérien ". Bien entendu, il en va tout autrement
quand un petit pays est attaqué par une superpuissance".

Un nouveau coup d'oeil en arrière pourrait nous être
utile. Contrairement à ce qu'affirme Eizenstat, la décision
de renverser le gouvernement cubain ne remonte pas à
Kennedy, mais à son prédécesseur, Eisenhower : elle fut
prise en secret dès mars 1960. Castro serait balayé au
profit d'un régime " davantage dévoué aux intérêts
véritables du peuple cubain et plus acceptable par les
États-Unis ", étant bien entendu que l'opération devrait
être menée " de telle sorte qu'il n'y ait aucune apparence
d'intervention américaine ", en raison des réactions
prévisibles en Amérique latine - et aussi, sans doute,
pour épargner aux idéologues doctrinaires américains un

134

surcroît de travail. À l'époque, hormis Schlesinger,
personne ne parlait de " rapports avec les Soviétiques "
ni de " perturbations dans l'hémisphère ". Les archives
déclassifiées révèlent également que l'administration
Kennedy savait que ses efforts violaient le droit interna
tional tout comme la Charte des Nations unies et celle de
l'OEA ; mais ces considérations furent mises de côté sans
donner lieu à discussions23.

Washington décidant de ce qu'étaient " les véritables
intérêts du peuple cubain ", il était inutile que les
responsables gouvernementaux américains tiennent
compte des sondages d'opinion réalisés dans l'île, qui
soulignaient le soutien populaire accordé à Castro et
l'optimisme pour l'avenir. Pour les mêmes raisons, les
informations dont on dispose aujourd'hui sur ces ques
tions n'ont aucune importance. L'administration Clinton
sert " les véritables intérêts du peuple cubain " en lui
imposant disette et misère, quoi que puissent indiquer
les études sur l'opinion des intéressés. En décembre
1994, par exemple, des sondages effectués par une
filiale de Gallup montraient que la moitié de la popula
tion considérait l'embargo comme " la principale cause
des problèmes de Cuba ", tandis que 3 % estimaient que
la situation politique était " le plus grave problème
auquel Cuba devait faire face " ; 77 % des personnes
interrogées voyaient dans les États-Unis le " pire ami "
de Cuba (aucun autre pays ne dépassait les 3 %) ; à deux
contre un, les Cubains pensaient que la révolution avait
connu plus de succès que d'échecs - le " principal
échec " étant d'avoir " dépendu de pays socialistes tels
que la Russie qui nous ont trahis " ; la moitié des sondés
se définissaient comme " révolutionnaires ", 20 %
comme " communistes " ou " socialistes "24. Exactes ou
non, ces conclusions sur les positions du grand public

135

n'ont de toute façon aucune importance ; attitude clas
sique, valable aussi aux Etats-Unis mêmes.

Les amateurs d'histoire se rappelleront sans doute que

la politique cubaine des États-Unis remonte en fait aux

années 1820, quand l'opposition de l'Angleterre
empêcha Washington de prendre le contrôle de l'île.
John Quincy Adams, secrétaire d'État (et futur prési
dent), y voyait " un objet de la plus haute importance
pour les intérêts politiques et commerciaux de notre
Union ", mais il conseillait la patience ; avec le temps,
prédisait-il, l'île tomberait entre les mains des États-Unis
en raison des " lois de la gravitation politique ",
" comme un fruit mûr ". C'est bien ce qui arriva, les
relations de pouvoir ayant suffisamment évolué pour que
les États-Unis puissent, à la fin du siècle, libérer l'île (de
ses habitants), la transformer en plantation américaine et
en paradis pour les touristes et le syndicat du crime.

L'ancienneté de cette volonté de régner sur Cuba peut
aider à expliquer l'hystérie si frappante dans l'exécution
de ce dessein - par exemple l'ambiance " presque
sauvage " de la première réunion du cabinet présidentiel
après le fiasco du débarquement dans la baie des
Cochons, telle que la décrit Chester Bowles, et " la
recherche frénétique d'un programme d'action ".
L'hystérie transparaît dans les déclarations publiques de
Kennedy : l'incapacité d'agir amènerait les Américains
" à être balayés avec les débris de l'Histoire ". Les initia
tives de Clinton, indirectes ou publiques, trahissent une
semblable volonté fanatique de vengeance, de même que
les menaces et les poursuites judiciaires, grâce auxquelles
" le nombre de compagnies s'étant vu accorder des
licences américaines pour vendre [des médicaments] à
Cuba est tombé à moins de 4 % " de ce qu'il était avant le
Cuban Democracy Act d'octobre 1992, tandis qu'" une

poignée seulement des compagnies pharmaceutiques du
monde a tenté de braver les réglementations américaines ",
et les pénalités afférentes, comme l'indique dans un
dossier spécial la plus grande revue médicale anglaise 25 .

Des considérations de ce genre nous mènent du plan
abstrait du droit international et des accords solennels
aux réalités de la vie humaine. Les avocats peuvent bien
débattre pour savoir si l'interdiction des envois de ravi
taillement et de médicaments viole ou non les accords
internationaux édictant que " la nourriture ne doit pas
être utilisée comme instrument de pression politique et
économique " (déclaration de Rome, 1996) ou d'autres
grands principes clairement énoncés ; ceux qui en sont
victimes doivent vivre avec le fait que la loi d'octobre
1992 a " eu pour résultat une sérieuse réduction du
commerce légal des fournitures médicales et des dona
tions alimentaires, au détriment du peuple cubain "
(Cameron). Une étude récemment publiée de l'American
Association for World Health (AAWH) conclut que
l'embargo a provoqué de graves déficits alimentaires,
une détérioration des ressources d'eau potable et une
forte diminution des remèdes et de l'information médi
cale, ce qui a entraîné un faible taux de naissances, des
épidémies, notamment neurologiques, frappant des
dizaines de milliers de personnes, et d'autres consé
quences graves. " Les normes de santé et d'alimentation
ont beaucoup souffert du récent resserrement de
l'embargo américain, vieux de 37 ans, qui inclut notam
ment les importations alimentaires ", écrit Victoria Brit
tain dans la presse anglaise, citant l'étude de l'AAWH,
menée par des spécialistes américains qui ont découvert
" des enfants hospitalisés qui souffraient, les médica
ments essentiels leur étant refusés ", et des médecins
contraints " de travailler avec un équipement médical

d'une efficacité réduite de plus de moitié, car ils n'ont
pas de pièces de rechange ". D'autres études parues dans
les revues professionnelles parviennent aux mêmes
conclusions". Voilà les crimes réels, bien plus réels que
la violation épisodique ou réfléchie des instruments
légaux utilisés comme armes contre des ennemis offi
ciels; ils témoignent du cynisme dont seuls ceux qui
sont vraiment puissants peuvent faire preuve.

Pour être juste, il conviendrait d'ajouter que les souf
frances provoquées par l'embargo sont parfois évoquées
dans les médias américains. Un article de la rubrique
économique du New York Times a ainsi pour titre
" L'explosion du prix des cigares cubains : l'embargo
fait désormais vraiment mal à mesure qu'ils se font plus
rares. " Suit une description des tribulations d'un groupe
d'hommes d'affaires dans " un fumoir cossu " de
Manhattan où ils se lamentent qu'il soit " devenu vrai
ment difficile ces temps-ci de se procurer des cigares
cubains aux États-Unis ", sauf " à des prix qui prennent
à la gorge les fumeurs les plus invétérés27 ".

L'administration Clinton, exploitant les privilèges
réservés aux puissants, attribue les lugubres consé
quences d'une guerre économique sans équivalent dans
l'histoire actuelle à la politique du régime, dont il promet
de " libérer " le peuple cubain, qui souffre tellement.
Mais la conclusion inverse est plus plausible : " l'étran
glement économique de Cuba par les Américains " a été
conçu, maintenu et, dans l'ère de l'après-guerre froide,
intensifié pour des raisons qui sont implicites dans le
rapport d'Arthur Schlesinger au président Kennedy.
Comme le redoutait la mission de ce dernier en Amérique
latine, les succès de programmes visant à améliorer les
normes de santé et le niveau de vie ont permis de diffuser
" l'idée castriste qu'il faut prendre soi-même les choses

138

en main ", poussant " les pauvres et les dépossédés ",
dans une région qui connaît les pires inégalités de la
planète, à " exiger les conditions d'une vie décente ", ce
qui ne va pas, de surcroît, sans autres effets dangereux.
C'est là une appréciation à laquelle des preuves docu
mentées, accompagnées d'actions cohérentes reposant
sur des motivations parfaitement rationnelles, donnent
une importante crédibilité. Si l'on veut juger de l'affirma
tion selon laquelle les politiques menées l'ont été par
souci des droits de l'homme et de la démocratie, un
examen, même très bref, des archives est plus que suffi
sant, du moins pour ceux qui se veulent sérieux.

Il est donc mal à propos de réfléchir à de telles
questions, ou même de les rappeler, alors que nous
fêtons le triomphe des " valeurs américaines ". Nous
ne sommes pas censés nous souvenir non plus que
Clinton, inspiré par cette même passion de la liberté du
commerce, a " fait pression sur le Mexique pour qu'il
signe un accord mettant fin à l'expédition de tomates
bon marché vers les États-Unis ". Ce véritable cadeau
fait aux producteurs de Floride coûte près de 800
millions de dollars par an au Mexique et viole aussi
bien les accords de l'ALENA que ceux de l'OMC
(mais seulement " dans l'esprit " : il s'agit en effet
d'une pure démonstration de force, qui n'exige pas la
mise en place de tarifs douaniers). L'administration
Clinton explique sans détour que les tomates mexi
caines sont moins chères et, par conséquent, préférées
par les consommateurs américains. Bref, en ce cas
précis, la liberté des marchés fonctionne parfaitement,
mais dans le mauvais sens. Ou peut-être ces tomates
constituent-elles une menace contre la sécurité nationale'.

Certes, ce problème est sans commune mesure avec
celui des télécommunications. Toutes les faveurs accor

139

dées par Clinton aux producteurs de Floride paraissent
bien timides face aux exigences de l'industrie des télé
communications, même sans tenir compte de ce que
Thomas Ferguson appelle " le secret le mieux gardé des
élections de 1996 " - le fait que " ce fut le secteur des
télécommunications qui, plus que tout autre, sauva Bill
Clinton ", lequel reçut d'importantes contributions finan
cières " de cette branche aux profits sidérants ". La loi sur
les télécommunications de 1996 et les accords de l'OMC
sont, en un sens, des témoignages de gratitude. II est peu
probable toutefois que les choses se seraient terminées de
manière très différente si le monde des affaires avait
choisi de distribuer autrement ses largesses, souffrant à
l'époque de ce que Business Week appelait des profits
" spectaculaires " suite à une nouvelle " surprise-partie
pour l'Amérique des grandes sociétés"".

Les vérités brièvement évoquées ici sont les plus
importantes de celles qu'il convient d'oublier : " le
farouche individualisme reaganien " et " l'évangile des
marchés libres ", prêché aux pauvres et aux vulnérables
pendant que le protectionnisme atteignait des sommets
inouïs et que l'administration prodiguait les fonds
publics à l'industrie des hautes technologies avec un
abandon jusque-là inconnu. Nous touchons ici au coeur
du problème. Les raisons du scepticisme envers la
" passion des marchés libres " que nous venons
d'examiner sont certes valides, mais elles ne sont qu'une
petite note de bas de page par rapport à l'histoire réelle,
qui est la manière dont les grandes sociétés américaines
en sont venues à être si bien placées pour prendre le
contrôle des marchés internationaux - l'histoire qui nous
vaut l'actuelle célébration des " valeurs américaines ".

Mais, là encore, l'histoire est beaucoup plus vaste, elle
nous apprend beaucoup de choses sur le monde

contemporain et ses réalités économiques et sociales,
tout comme sur l'emprise d'une idéologie et d'une

doctrine conçues pour susciter sentiment d'impuissance,
résignation et désespoir.

[Cet article est paru dans le numéro de mars 1997 de
la revue Z.]

NOTES

1. David Sanger, New York Times, 17 février 1997 ; Youssef
Ibrahim, New York Times, 13 décembre 1996; Harvey Cox,
World Policy Review, printemps 1997 ; Martin Nolan, Boston
Globe, 5 mars 1997 ; John Buell, Progressive, mars 1997.

2. Shafiqul Islam, Foreign Affairs, America and the World,
1989-1990.

3. Patrick Low, Trading Free (Twentieth Century Fund,
1993).

4. Observer (Londres), 12 et 19 janvier 1997; voir aussi
Noam Chomsky, Powers and Prospects (South End, 1996 ;
trad. fr. Le Pouvoir mis à nu, Montréal, Écosociété, 2001),
p. 18 ; Independent, 24 et 25 novembre 1996 ; Guardian
Weekly, 5 janvier 1997 ; Financial Times, 17 janvier 1997.

5. Gary Silverman et Shada Islam, Far Eastern Economic
Review, 27 février 1997.

6. Reuters, 1e` février 1996, cité dans Andrew Grove, Only
the Paranoid Survive (Doubleday, 1996), p. 172-173 et 201.
Sur les perspectives, voir Robert McChesney, Coporate Media
and the Threat to Democracy (Open Media Pamphlet Sertes/
Seven Stories Press, 1997) ; Edward Hennan et Robert
McChesney, The Global Media (Cassell, 1997).

7. Jornal do Brasil, 10 et 19 mars 1997 ; Revista Atencao,
mars 1997 ; repris dans Sem Terra, février 1997 ; Carlos Tautz,
Latinamerica Press, 13 mars 1997.

8. Deborah Hargreaves, Financial Times (Londres),
2 février 1996.

9. Éditorial, New York Times, 17 février 1997 ; Peter Morici,
Current History, février 1997.

10. Éditorial, New York Times, 17 février 1997; New York
Times, 13 novembre 1996 ; Wayne Smith, In These Times,
9 décembre 1996 ; Anthony Kirkpatrick, Lancet, 358, n° 9040,
30 novembre 1996, repris dans Cuba Update, hiver 1997 ;
David Sanger, New York Times, 21 février 1997.

11. lan Williams, Middle East International, 21 mars 1997.
Sur la présentation standard, tout à fait fantaisiste, de l'histoire
de l'ONU, voir Noam Chomsky, Deterring Democracy
(Verso, 1991), chapitre 6 ; Letters from Lexington (Common
Courage, 1993), chapitres 8 et 9.

12. Abraham Sofaer, The United States and the World
Court ; Département d'État, Bureau des affaires publiques,
Current Policy Series, n° 769, décembre 1985.

13. Jules Kagian, Middle East International, 21 octobre
1994.

14. Frances Williams et Nancy Dunne, Financial Times,
21 novembre 1996.

15. Wall Street Journal, 25 mars 1997.

16. Ruth Leacock, Requiem for Revolution (Kent State,
1990), p. 33.

17. David Sanger, New York Times, 21 février 1997.

18. Arthur Schlesinger, lettre, New York Times, 26 février
1997.

19. Foreign Relations of the United States, 1961-1963, vol.
XII, American Republics, p. 13 et suivantes, 33, 9 (Govern
ment Printing Office, Washington DC, 1997).

20. Tim Weiner et Miyera Navarro, New York Times,
26 février 1997, signalant également que selon les services de
renseignement américains au moins l'un des avions (et peut
être les trois) avait violé l'espace aérien cubain et reçu des
mises en garde des contrôleurs aériens de La Havane. Sur les
récentes attaques terroristes, voir Cuba Update, mars-avril

1996. Angus Shaw, Associated Press, 27 février; Donna
Bryson, Associated Press, 20 février; Lionel Martin, Reuters,
26 mars 1996 (service du San Jose Mercury News). Boston
Globe, 24 mars 1996.

21. Michael Stuehrenberg, Die Zeit ; World Press Review,
décembre 1988.

22. Barrie Dunsmore, " Live from the battlefield ", avant
projet, 8 janvier 1996.

23. Piero Gleijeses, " Ships in the night : The CIA, the
White House and the Bay of Pigs ", Journal of Latin American
Studies, vol. 27, n°1, février 1995, p. 1-42; Jules Benjamin,
The United States and the Origins of the Cuban Revolution
(Princeton University Press, 1990).

24. Miami Herald, édition espagnole, 18 décembre 1994;
Maria Lopez Vigil, Envio (Université jésuite d'Amérique
centrale, Managua), juin 1995.

25. Kirkpatrick, op. cit. Joanna Cameron, " The Cuban
Democracy Act of 1992: The international complications ",
Fletcher Forum (hiver/printemps 1996). Voir Noam Chomsky,
Year 501 (South End, 1993 ; trad. fr. L'An 501: la lutte
continue, Montréal, Écosociété, 1996), chapitre 6, pour le
contexte et les sources.

26. Cameron, " Cuban Democracy Act ", in American
Association for World Health, Denial of Food and Medicine
The Impact of the US Embargo on Health and Nutrition in
Cuba, mars 1997 ; Victoria Brittain, Guardian Weekly,
16 mars 1997.

27. New York Times, 17 avril 1996.

28. David Sanger, New York Times, 12 octobre 1996. Un an
plus tard, l'administration Clinton imposa des droits de douane
très élevés aux superordinateurs japonais (voir chapitre VII).

29. Thomas Ferguson, Mother Jones, novembre-décembre
1996 ;Business Week, 12 août 1996.