Iv

La démocratie de marché

dans un ordre néo-libéral.

Doctrines et réalités

[Ce chapitre est extrait de la Davie Memorial
Lecture* prononcée à l'université du Cap, Afrique du
Sud, en mai 1997.]

On m'a demandé de parler de certains aspects de la
liberté universitaire ou humaine ; c'est une invitation qui
offre de nombreux choix. Je m'en tiendrai aux plus
simples.

La liberté sans occasions de l'exercer est un don du
diable, et se refuser à les accorder est parfaitement
criminel. Le destin des plus vulnérables souligne la
distance qui nous sépare de ce que l'on pourrait appeler
la " civilisation ". Pendant que je vous parle,
1000 enfants meurent de maladies facilement guérissa
bles et près de 2 000 femmes succombent ou subissent
de graves infirmités à la suite d'une grossesse ou d'un
accouchement, tout cela faute de remèdes élémentaires

* Cette conférence se tient tous les ans en mémoire de Thomas
Benjamin Davie, vice-chancelier de l'université du Cap, qui

s'opposa, jusqu'à sa mort en 1955, à la politique d'apartheid (NdT).
145

et de soins médicaux. L'UNICEF estime qu'il faudrait,
pour mettre un terme à de telles tragédies et veiller à ce
que chacun puisse accéder à des services sociaux de
base, consacrer à ce dessein un quart des dépenses mili
taires annuelles des " pays en voie de développement ",
ou près de 10 % de celles des États-Unis. C'est sur la
base de telles réalités que devrait s'engager toute discus
sion sérieuse sur la liberté humaine.

On pense souvent que le remède à des maladies
sociales aussi profondes est à portée de main. Ces
espoirs ne sont pas sans fondement. Ces dernières
années, on a assisté à la chute de tyrannies brutales, à
de grands progrès scientifiques très prometteurs, et on
a bien des raisons de croire en un avenir meilleur. Le
discours des privilégiés, quant à lui, est marqué par la
confiance et le triomphalisme : ils connaissent la voie
qui s'ouvre à eux, et savent qu'il n'en existe pas
d'autre. Le thème central, repris avec beaucoup de
force et de clarté, est que " la victoire américaine à
l'issue de la guerre froide a été celle d'un ensemble de
principes économiques et politiques : démocratie et
liberté des marchés ". Ces derniers construisent un
avenir " dont l'Amérique sera à la fois la gardienne et
le modèle ". Je cite le principal commentateur poli
tique du New York Times, mais il s'agit là d'une image
conventionnelle, largement diffusée dans la majeure
partie du monde et dont ceux-là mêmes qui la criti
quent reconnaissent qu'elle est, dans l'ensemble,
exacte. Elle a par ailleurs pris la forme de la " doctrine
Clinton ", selon laquelle la nouvelle mission des États
Unis serait de " consolider la victoire de la démocratie
et de la liberté des marchés " qui vient tout juste d'être
remportée.

Il subsiste certains désaccords : les " idéalistes
wilsonniens " nous pressent d'embrasser une tradition
nelle mission de bienfaisance ; les " réalistes " font
valoir que nous n'avons peut-être pas les moyens néces
saires à la conduite de ces croisades en faveur d'une
" amélioration des choses au niveau mondial ", et que
nous ne devrions pas négliger nos propres intérêts en
aidant les autres. Entre ces deux extrêmes se situe le
chemin d'un monde meilleur 2.

La réalité me semble assez différente. L'éventail
actuel des débats politiques a aussi peu de rapports que
les précédents avec la politique réelle : les Etats-Unis,
pas plus que les autres puissances, n'ont jamais été
animés par la volonté d' " améliorer les choses au niveau
mondial ". Dans le monde entier, y compris les grands
pays industriels, la démocratie est attaquée - du moins la
démocratie au vrai sens du terme, c'est-à-dire la possibi
lité pour les gens de gérer leurs propres affaires, aussi
bien collectives qu'individuelles. Dans une certaine
mesure, on peut en dire autant des marchés. Les assauts
menés contre eux et contre la démocratie sont en outre
liés d'une autre façon : ils trouvent leur origine dans le
pouvoir de grandes sociétés qui sont de plus en plus
connectées les unes aux autres, s'appuient sur des Etats
puissants et n'ont pratiquement aucun compte à rendre
au grand public. Leur pouvoir déjà immense ne fait que
croître du fait d'une politique sociale qui mondialise le
modèle structurel du Tiers Monde : des secteurs jouis
sant de richesses et de privilèges énormes face à
l'augmentation de " la proportion de ceux qui subissent
toutes les rigueurs de l'existence et rêvent en secret
d'une répartition plus égale de ses bienfaits ", comme le
prédisait, voilà 200 ans, James Madison, principal archi
tecte de la démocratie américaine 3. Ces choix politiques

147

sont parfaitement évidents dans la société anglo
américaine, mais on les retrouve dans le monde entier. Ils
ne peuvent être attribués à ce que " le marché a décidé,
dans son infinie mais mystérieuse sagesse4 " - " progres
sion implacable de la "révolution des marchés" ",
" farouche individualisme reaganien " ou " nouvelle
orthodoxie " donnant " tout pouvoir au marché ". Bien au
contraire, l'intervention de l'État joue un rôle décisif,
comme par le passé, et les traits fondamentaux de la poli
tique suivie n'ont rien de bien nouveau. Les versions
actuelles de la légende reflètent " la claire sujétion du
travail au capital " qui date de plus de quinze ans, pour
reprendre une formule de la presse économiques, qui
traduit souvent avec beaucoup d'exactitude la perception
d'une communauté d'affaires dotée d'une vive conscience
de classe, et bien décidée à mener une guerre de classe.

Si cette perception est correcte, alors le chemin d'un
monde plus juste et plus libre ne se rapproche en rien de
celui défini par les privilèges et le pouvoir. Je ne peux
espérer étayer cette conclusion ici, mais simplement
suggérer qu'elle est suffisamment crédible pour que l'on
prenne la peine d'y réfléchir, en ajoutant que les
doctrines dominantes ne pourraient guère survivre si
elles ne contribuaient pas à " l'embrigadement de
l'opinion publique, tout comme une armée le fait du
corps de ses soldats ", pour citer une fois de plus
Edward Bernays exposant aux milieux d'affaires les
leçons à tirer de la propagande du temps de guerre*.

Il est tout à fait frappant que, dans deux des princi
pales démocraties du monde, on ait pris peu à peu cons
cience de la nécessité de tirer ces leçons pour

* Voir supra, p. 99 et suivantes. 148

" organiser la guerre politique ", comme le déclarait,
voilà 70 ans, le président du parti conservateur britan
nique. Aux États-Unis, les libéraux wilsonniens, parmi
lesquels des intellectuels connus et des figures
éminentes de ce qui devenait alors la politologie, parvin
rent aux mêmes conclusions à la même époque. Non
loin de là, Adolf Hitler jura que la prochaine fois l'Alle
magne ne perdrait pas la guerre de la propagande et
entreprit, à sa manière, d'appliquer les mêmes leçons à
la guerre politique allemande6.

Pendant ce temps, la communauté d'affaires s'inquié
tait du " danger menaçant les industriels ", à savoir " un
pouvoir politique dont les masses venaient de prendre
conscience ", et exhortait à mener, et à remporter,
" l'éternelle bataille pour conquérir les esprits des
hommes ", et à " endoctriner les citoyens par la version
capitaliste des choses " jusqu'à ce qu'ils soient " capa
bles de la reproduire avec une remarquable fidélité " ; et
ainsi de suite, dans un déferlement impressionnant
accompagné d'efforts qui l'étaient tout autant'.

Pour découvrir le sens véritable des " principes
économiques et politiques " dont on nous dit qu'ils
incarnent l'avenir, il est bien sûr nécessaire d'aller au
delà des fioritures rhétoriques et des discours officiels,
d'enquêter sur les pratiques véritables et de fouiller dans
les archives. La meilleure démarche consiste à se livrer à
un examen minutieux de certains cas particuliers, mais il
faut les choisir avec soin pour obtenir une image juste. Il
existe en ce domaine des règles évidentes. Une approche
raisonnable consiste à reprendre les exemples cités par
les défenseurs des doctrines eux-mêmes. Une autre
consiste à enquêter là où les influences sont les plus
fortes et les ingérences réduites au minimum, de façon à
discerner les principes mis en oeuvre sous leur forme la

149

plus pure. Si nous voulons savoir ce que le Kremlin
entendait par " démocratie " et " droits de l'homme ",
nous prêterons peu d'attention aux solennelles dénoncia
tions par la Pravda du racisme ambiant aux États-Unis
ou de la terreur que font régner chez eux leurs États
clients, et moins encore à ses nobles déclarations de
principe. L'état des lieux dans les " démocraties popu
laires " d'Europe de l'Est sera beaucoup plus instructif.
C'est là une idée élémentaire qui s'applique tout aussi
bien au pays autoproclamé " gardien " et " modèle ".
L'Amérique latine constitue de ce point de vue un banc
d'essai évident, surtout l'Amérique centrale et les
Caraibes. Les États-Unis y ont, depuis presque un siècle,
connu peu de défis extérieurs, si bien que les principes
directeurs de leur politique, et aujourd'hui ceux du
" consensus de Washington " néo-libéral, y apparaissent
en pleine lumière quand nous examinons l'état actuel de
la région et la manière dont on en est arrivé là.

Il est intéressant de noter que cette tâche est rarement
entreprise ou, quand elle l'est, aussitôt dénoncée comme
une manoeuvre extrémiste ou pis encore. Je laisserai au
lecteur le loisir de s'y consacrer " à titre d'exercice ", en
notant simplement qu'elle nous livre d'utiles leçons
sur les principes économiques et politiques censés
représenter " la voie de l'avenir ".

La " croisade pour la démocratie " de Washington,
comme on l'appelle, fut menée avec une ferveur toute
particulière pendant les années Reagan, l'Amérique latine
étant alors un terrain de prédilection. Les résultats en sont
communément présentés comme une parfaite illustration
de la manière dont les États-Unis devinrent " la source
d'inspiration du triomphe de la démocratie de notre
temps ", pour citer les responsables de l'un des principaux
organes intellectuels du libéralisme américain. L'étude

150

érudite la plus récente qualifie " le renouveau de la démo
cratie en Amérique latine " d' " impressionnant ", mais
non dépourvu de problèmes, les " barrières à sa mise en
oeuvre " demeurant " formidables " ; mais peut-être pour
raient-elles être abattues par une intégration plus étroite
avec les États-Unis. Sanford Lakoff, l'auteur de cette
étude, voit dans " l'ALENA, accord véritablement histo
rique ", un instrument potentiel de démocratisation. Dans
une région traditionnellement soumise à l'influence
américaine, écrit-il, les pays s'acheminent vers la démo
cratie après avoir " survécu à des interventions militaires "
et à " de féroces guerres civiles "9.

Commençons par examiner d'un peu plus près les
exemples récents, les plus évidents étant donné l'écra
sante influence américaine, et qui sont régulièrement
présentés comme autant d'illustrations des promesses et
des succès de la " mission américaine ".

Lakoff laisse entendre que les principales " barrières
à la mise en oeuvre " de la démocratie sont les tentatives
de protection des " marchés domestiques " - c'est-à-dire
visant à empêcher les grandes sociétés étrangères (prin
cipalement américaines) de renforcer leur mainmise sur
la société. II nous faut donc comprendre que la démo
cratie est renforcée quand les prises de décision impor
tantes passent de façon croissante aux mains de
tyrannies privées qui n'ont pas de comptes à rendre.
Pendant ce temps, l'arène politique se réduit comme
peau de chagrin et l'on rogne les pouvoirs de l'État au
nom des principes économiques et politiques d'un néo
libéralisme désormais triomphant. Une étude de la
Banque mondiale fait remarquer que la nouvelle ortho
doxie incarne " un passage spectaculaire d'un idéal poli
tique pluraliste et participatif à un autre, autoritaire et
technocratique ", en accord avec certains éléments

151

dominants de la pensée libérale et progressiste du
XXe siècle, mais aussi d'une autre variante, le modèle
léniniste - les deux étant plus semblables qu'on ne le

pense souvent10.

Considérer le contexte de cette situation nous vaut
quelques aperçus utiles sur les concepts de " démo
cratie " et de " marchés " tels qu'ils fonctionnent réelle
ment.

Lakoff ne s'intéresse guère au " renouveau de la
démocratie " en Amérique latine, mais il cite une source
érudite comportant une étude de la croisade menée par
Washington dans la région au cours des années 1980.
L'auteur en est Thomas Carothers, un spécialiste du
continent qui, de surcroît, peut jeter sur la question un
" regard d'initié ", ayant travaillé au Département
d'État, du temps de Reagan, sur des programmes de
" renforcement de la démocratie" ". II estime que
Washington témoignait d'une " volonté de promouvoir
la démocratie " qu'il juge " sincère ", mais qui a
échoué. Qui plus est, l'échec s'est répété : les régions
d'Amérique latine dans lesquelles l'influence de l'admi
nistration demeurait la plus faible connurent de vérita
bles progrès, auxquels, en règle générale, Washington
s'opposa - non sans s'en attribuer le mérite quand il
devint impossible de les entraver. Les avancées démo
cratiques furent les moins marquées là où l'influence
américaine était la plus forte, et, quand elles eurent lieu,
le rôle des Etats-Unis fut marginal, voire négatif. La
conclusion de Carothers est que les Américains cher
chaient à maintenir " l'ordre fondamental [...] de
sociétés parfaitement antidémocratiques " et à éviter
" des changements d'orientation populiste ", et qu'ils
furent donc inévitablement conduits à chercher " des
formes limitées de changement démocratique, imposées

152

d'en haut, qui ne risqueraient pas de bouleverser les
structures de pouvoir traditionnelles, dont celles des
États-Unis avaient longtemps été les alliées ".

Cette dernière remarque exige quelques commen
taires. " États-Unis " est un terme couramment utilisé
pour désigner les structures de pouvoir de ce pays ;
" l'intérêt national " est celui de ces groupes et n'a
qu'un lointain rapport avec celui de la population. En
conclure que Washington cherchait à mettre en oeuvre
des formes de démocratie imposées d'en haut pour ne
pas bouleverser les " structures de pouvoir tradition
nelles " n'a rien de surprenant, ni de bien nouveau.

Aux États-Unis mêmes, " la démocratie imposée
d'en haut " est fermement inscrite dans le système
constitutionnel12. On peut faire valoir, comme certains
historiens, que ces principes ont perdu de leur force à
mesure que le territoire national était conquis et peuplé.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur cette
période, à la fin du XIX` siècle, les doctrines fondatrices
prirent une forme nouvelle beaucoup plus oppressive.
Quand James Madison parlait des " droits des
personnes ", il entendait " des individus ". Mais la
croissance d'une économie industrielle, l'apparition
des grandes sociétés donnèrent à ce terme un sens
entièrement neuf. Dans un document officiel récent,
" le terme "personne" est défni, au sens large, de
manière à désigner tout individu, branche, partenariat,
groupe associé, association, succession, cartel, grande
société ou toute autre organisation (créés ou non
conformément aux lois d'un État quelconque), ou toute
entité gouvernementale" ", concept qui aurait choqué
Madison et ceux qui, comme lui, s'inspiraient des
Lumières et du libéralisme classique.

153

Ces changements radicaux dans la conception des

droits de l'homme et de la démocratie furent introduits
non par la loi, mais par des décisions judiciaires et des
commentaires savants. Les grandes sociétés, jusqu'alors
considérées comme des entités artificielles dépourvues
de droits, se virent accorder ceux des personnes, et bien
plus encore, puisqu'elles constituent des " personnes
immortelles " à la richesse et au pouvoir extraordinaires.
En outre, elles n'étaient plus liées aux objectifs spéci
fiques définis par les statuts de l'État et pouvaient agir à
leur guise, avec peu de restrictions14.

Les spécialistes du droit les plus conservateurs
s'opposèrent vivement à de telles innovations, voyant
bien qu'elles sapaient l'idée traditionnelle selon laquelle
les droits sont propres aux individus, mais aussi les prin
cipes de fonctionnement des marchés. Pourtant, ces
formes nouvelles de domination autoritaire furent insti
tutionnalisées, en même temps qu'était légitimé le
travail salarié, lequel, dans l'Amérique du XIXe siècle,
était considéré comme à peine supérieur à l'esclavage
- opinion partagée aussi bien par le mouvement syndical
alors émergent que par Abraham Lincoln, le parti répu
blicain ou les médias de l'establishment' 5.

Ces sujets ont une énorme importance quand on
cherche à comprendre la nature de la démocratie de
marché. Là encore, je ne peux que les signaler en
passant. Les matériaux dont on dispose et l'issue des
débats idéologiques expliquent l'idée américaine selon
laquelle la " démocratie " à l'étranger doit refléter le
modèle recherché aux États-Unis : des formes de
contrôle imposées d'en haut, le peuple étant cantonné
dans un rôle de spectateur et ne prenant pas part aux
prises de décision, qui doivent exclure " ces amateurs
ignorants et importuns ", comme le dit la théorie

154

politique moderne sous sa forme la plus répandue. Mais
l'idée de base est tout à fait standard et ses racines sont
fermement ancrées dans la tradition - radicalement
modifiée, toutefois, dans l'ère nouvelle des " entités
juridiques collectives ".

Pour en revenir à la " victoire de la démocratie "
sous la direction des États-Unis, ni Lakoff ni Carothers
ne se demandent comment Washington a pu maintenir
" les structures de pouvoir traditionnelles dans des
sociétés fortement antidémocratiques ". Leur objet
d'étude n'est pas les guerres terroristes qui ont laissé
derrière elles des dizaines de milliers de cadavres
torturés et mutilés, des millions de réfugiés et des
dévastations peut-être irrémédiables - et qui ont été
pour une large part des guerres contre l'Église catho
lique, devenue un ennemi dès lors qu'elle avait choisi
" de prendre le parti des pauvres ", s'efforçant de
garantir à ceux qui souffraient un minimum de justice
et de droits démocratiques. Il est plus que symbolique
que les terribles années 1980 aient commencé par le
meurtre d'un évêque* devenu " la voix des sans-voix "
pour se clore par l'assassinat de six intellectuels
jésuites éminents ayant décidé de suivre le même
chemin que lui - crimes chaque fois perpétrés par des
forces terroristes armées et entraînées par les vain
queurs de la " croisade pour la démocratie ". Il faut
bien noter que les principaux intellectuels dissidents
d'Amérique centrale ont été tués deux fois : assassinés
et réduits au silence. Leurs déclarations, et leur exis
tence même, sont à peine connues aux États-Unis,

* Mgr Romero, prélat salvadorien assassiné en mars 1980 par les
militaires (NdT).

155

contrairement à celles des dissidents venus de pays
ennemis, qui ont droit aux honneurs et à l'admiration
générale.

Ce genre de questions ne fait pas partie de l'histoire
racontée par les vainqueurs. Dans l'étude de Lakoff, qui
de ce point de vue est assez typique, il n'en reste plus
que des allusions aux " interventions militaires " et aux
" guerres civiles ", sans qu'il soit fait mention d'aucun
facteur extérieur. Mais elles ne seront pas passées sous
silence par ceux qui cherchent à mieux comprendre les
principes qui doivent façonner l'avenir, si jamais les
structures de pouvoir l'emportent.

La référence de Lakoff au Nicaragua est particulière
ment révélatrice, et tout à fait classique : " La guerre
civile prit fin après des élections démocratiques, et des
efforts importants sont actuellement entrepris pour créer
une société plus prospère et plus autonome. " Dans le
monde réel, la superpuissance ayant agressé le pays se
livra à une escalade des attaques après les premières
élections démocratiques, en 1984. Celles-ci furent
surveillées de près, et déclarées légitimes, par la LASA
(Latin American Scholars Association), par des déléga
tions parlementaires britannique et irlandaise et même
par une délégation du gouvernement néerlandais, qui
pourtant soutenait fermement les atrocités reaganiennes.
Le costaricien José Figueres, principale figure de la
démocratie en Amérique centrale et observateur très
critique, considéra que ces élections étaient légitimes
dans ce " pays envahi ", demandant à Washington de
permettre aux sandinistes " de finir en paix ce qu'ils ont
commencé ; ils le méritent ". Les États-Unis, quant à
eux, s'opposèrent vivement à la tenue de ces élections et
cherchèrent à les saboter, craignant qu'elles ne compro
mettent leur guerre terroriste. Ces inquiétudes furent

156

toutefois passées sous silence grâce au bon fonction
nement du système doctrinal, lequel, avec une remar
quable efficacité, mit tous les comptes rendus sous le
boisseau et reprit mécaniquement la propagande d'État
selon laquelle le scrutin était truqué".

Autre fait que l'on omit de mentionner : lorsque les
élections suivantes approchèrent, à la date prévue',
Washington fit clairement comprendre que, à moins
qu'elles ne donnent les bons résultats, les Nicaraguayens
continueraient à subir la guerre économique et 1'" usage
illégal de la force " que la Cour internationale de
La Haye avait condamnés en ordonnant d'y mettre en
terme - en vain, bien entendu. Mais, cette fois, les résul
tats furent acceptables, et salués aux États-Unis avec un
enthousiasme hautement révélateur18.

Aux bornes extrêmes de la critique indépendante,
Anthony Lewis, du New York Times, se déclara
submergé d'admiration pour " l'expérience de paix et de
démocratie " menée par Washington, qui démontrait que
" nous vivons dans un âge romantique ". Les méthodes
n'avaient rien de secret. Le magazine Time, se joignant
aux célébrations alors que la démocratie " surgissait "
au Nicaragua, les définit avec une parfaite franchise
" détruire l'économie, mener par procuration une guerre
longue et mortelle, jusqu'à ce que les Nicaraguayens,
épuisés, renversent eux-mêmes un gouvernement non
désiré ", le coût de l'opération étant " minimal " pour
les États-Unis. Certes, les victimes se retrouvaient avec
" des ponts détruits, des centrales électriques sabotées,
des exploitations agricoles en ruine ", mais cela fournis
sait au candidat soutenu par Washington un " argument
électoral décisif ", permettant de mettre un terme à
" l'appauvrissement du peuple du Nicaragua " - sans
compter que la terreur se poursuivait, mais mieux valait

157

ne pas en parler. Pour les Nicaraguayens, bien sûr, le
coût n'avait rien de " minimal ". Carothers relève que
" le nombre de victimes était beaucoup plus important
que l'ensemble des pertes américaines de la guerre de
Sécession et de toutes les guerres du XXe siècle
réunies19 ". Il en résultait " la victoire du fair-play améri
cain ", comme l'expliquait une manchette exultante du
New York Times, une victoire qui nous laissait " unis
dans la joie " - un peu comme en Albanie ou en Corée
du Nord.

Les méthodes de cet " âge romantique " et les réac
tions qu'elles inspirent aux milieux éclairés nous en
disent plus sur cette victoire des principes démocra
tiques. Elles jettent également quelque lumière sur la
difficulté à " créer une société plus prospère et auto
nome " au Nicaragua. Il est vrai que des efforts en ce
sens sont désormais en cours et qu'ils connaissent un
certain succès, du moins pour une minorité de privilé
giés, tandis que la majorité de la population doit
affronter un véritable désastre économique et social
- schéma tout à fait familier dans les dépendances de
l'Occident20. Notons que c'est l'exemple nicaraguayen
qui a conduit les responsables de la New Republic à se
joindre au choeur des enthousiastes et à se congratuler
d'avoir été " la source d'inspiration du triomphe de la
démocratie de notre temps ".

Nous en apprendrons davantage sur les principes
victorieux si nous nous souvenons que les mêmes repré
sentants libéraux de la vie intellectuelle ont répété que
les guerres de Washington devaient être menées sans
merci, en soutenant militairement des " fascistes de
style latin [...], quel que soit le nombre de gens assas
sinés ", car " il y a des priorités américaines plus impor
tantes que le respect des droits de l'homme au

158

Salvador ". Michael Kinsley, rédacteur en chef de la
New Republic et représentant de la gauche dans les
débats médiatiques, nous mettait bien en garde : surtout
pas de critique irréfléchie de la politique officielle de
Washington consistant à s'en prendre à des cibles civiles
sans défense. Il admettait certes que ces opérations
terroristes provoquaient " de grandes souffrances pour
les populations civiles ", mais elles pouvaient se révéler
" parfaitement légitimes " si " une analyse des avan
tages et des inconvénients " montrait que " le sang
versé " menait à la " démocratie " telle que la défi
nissent les maîtres du monde. L'opinion éclairée
souligne ainsi que la terreur n'est pas une fin en soi,
mais doit être jugée à l'aune de critères pragmatiques.
Kinsley fit plus tard observer que les buts recherchés
avaient été atteints. " Appauvrir le peuple nicaraguayen
était précisément l'objectif de la guerre menée par les
contras, tout comme celui de la politique, conduite
parallèlement, d'embargo économique et d'interdiction
des prêts internationaux au développement ", qui
ensemble ont permis de " détruire l'économie " et de
" provoquer le désastre économique [qui] a sans doute
été le meilleur argument électoral de l'opposition ".
Kinsley saluait donc " le triomphe de la démocratie " à
l'occasion des " élections libres " de 199021.

Les États clients jouissent de privilèges analogues.
Commentant une nouvelle attaque israélienne contre le
Liban, H.D.S. Greenway, du Boston Globe, qui quinze
ans plus tôt avait couvert la première grande invasion du
pays, écrivit : " Si le bombardement de villages libanais,
même au prix de vies humaines et de l'exil vers le nord
de réfugiés chassés de chez eux, pouvait assurer la sécu
rité des frontières israéliennes, affaiblir le Hezbollah et
favoriser la paix, je dirais : "Allez-y", comme de

159

nombreux Arabes et Israéliens. Mais l'Histoire ne s'est
pas montrée très tendre pour les aventures israéliennes
au Liban. Elles n'ont pas résolu grand-chose, et ont
presque toujours suscité de nouveaux problèmes. " D'un
point de vue pragmatique, donc, le meurtre de nombreux
civils, l'expulsion de centaines de milliers de réfugiés, la
dévastation du sud du Liban sont d'une valeur, au

mieux, douteuse22.

Gardez bien à l'esprit que je m'en tiens au secteur
dissident de l'opinion tolérée, que l'on appelle " la
gauche " - ce qui nous apprend bien des choses sur les
" principes victorieux " et la culture intellectuelle dans
laquelle ils s'insèrent.

Tout aussi révélatrice fut la réaction aux allégations
répétées de l'administration Reagan selon lesquelles les
Nicaraguayens comptaient obtenir de l'URSS des avions
à réaction (les États-Unis avaient contraint leurs alliés à
refuser de leur en vendre). Les faucons exigèrent le
bombardement immédiat du pays. Les colombes décla
rèrent que ces accusations demandaient d'abord à être
vérifiées mais que, si elles se révélaient exactes, les
Etats-Unis devraient effectivement pilonner le Nica
ragua. Les observateurs sains d'esprit comprenaient
parfaitement pourquoi ce pays avait besoin d'avions de
chasse : pour se protéger des violations de son espace
aérien par la CIA, qui ravitaillait les forces militaires
menant pour les États-Unis une guerre par procuration et
leur fournissait des informations toutes fraîches pour
qu'ils puissent suivre les directives qu'on leur avait
données, à savoir attaquer des " cibles molles " sans
défense. On admet donc tacitement qu'aucun pays n'a le
droit de défendre ses civils contre les attaques améri
caines, doctrine qui règne à peu près sans partage dans
l'opinion dominante.

L'autodéfense était le prétexte officiel de la guerre
terroriste menée par Washington - justification clas
sique de tout acte monstrueux, l'Holocauste compris.
Ronald Reagan, découvrant que " la politique et l'action
du Nicaragua représentent une menace exceptionnelle
contre la sécurité nationale et la politique étrangère des
États-Unis ", déclara " un état d'urgence nationale pour
y faire face ", sans se couvrir de ridicule. Selon cette
logique, l'URSS était parfaitement en droit d'attaquer le
Danemark, qui constituait une menace bien plus grave
pour sa sécurité, et sûrement la Pologne et la Hongrie
tandis qu'elles marchaient vers l'indépendance. Que de
tels arguments puissent être repris si régulièrement en
dit long sur la culture intellectuelle des vainqueurs, et
laisse présager ce qui nous attend.

Tournons-nous vers l'ALENA, accord " historique "
qui, selon Lakoff, doit permettre de faire progresser au
Mexique une démocratie à l'américaine. Il est très
instructif d'y regarder de plus près. Le traité a été
imposé de force au Congrès, en dépit d'une vive opposi
tion populaire, mais avec le soutien enthousiaste des
milieux d'affaires et des médias, lesquels étaient pleins
de promesses euphoriques - tout le monde en profite
rait. C'est également ce que prédisaient la Commission
du commerce international américaine et des écono
mistes connus armés de modèles théoriques dernier cri
(qui pourtant avaient été incapables de prévoir les
conséquences délétères de l'accord de libre-échange
entre le Canada et les États-Unis ; mais, cette fois, ils
allaient marcher). Personne ne parla un instant des
minutieuses analyses de l'OTA (Office of Technology
Assessment, le bureau de recherches du Congrès), qui
concluaient que l'ALENA, tel qu'il était conçu, léserait
la majorité des populations du continent nord-américain,

et proposaient des modifications qui auraient bénéficié
à d'autres que les petits milieux de l'investissement et
de la finance. La position officielle du mouvement
syndical américain, dont les conclusions étaient très
semblables, fut pareillement passée sous silence. Dans
le même temps, on condamnait son attitude " rétro
grade, simplette ", et sa " tactique de menaces gros
sières " motivée par la " crainte du changement et des
étrangers " - là encore ce sont des échantillons en
provenance de la gauche, dans ce cas précis d'Anthony
Lewis. On pouvait sans peine démontrer la fausseté de
telles accusations, mais ce furent les seules à atteindre le
grand public - exercice fort inspirant de démocratie.
D'autres détails sont des plus éclairants ; ils ont été
passés en revue dans la littérature contestataire, à
l'époque ou depuis, mais jamais présentés à l'opinion
publique, et ils ont peu de chances de faire un jour partie
de l'histoire officielle.

Aujourd'hui, les contes de fées sur les merveilles de
l'ALENA ont été discrètement mis au rancart, les faits
n'ayant cessé de s'accumuler pour les démentir. On
n'entend plus parler des centaines de milliers d'emplois
nouveaux et autres bénéfices dont devaient profiter les
peuples des trois pays. Ces bonnes nouvelles ont cédé la
place à un " point de vue économique profondément
bienveillant " - celui des " experts " - selon lequel
l'ALENA n'a pas d'effets significatifs. Le Wall Street
Journal nous apprend ainsi que " les responsables de
l'administration Clinton se sentent frustrés à l'idée de ne
pouvoir convaincre les électeurs que la menace ne les
touche pas " et que les pertes d'emploi sont " bien
moindres que celles prévues par Ross Perot ", lequel a
été autorisé à prendre part aux débats médiatiques
(contrairement à l'OTA, au mouvement syndical, aux

162

économistes qui ne suivent pas la Ligne du Parti, et bien
sûr aux contestataires), car ses affirmations, parfois
extrêmes, étaient faciles à couvrir de ridicule. Citant les
tristes commentaires d'un responsable gouvernemental,
le même journal ajoute qu'" "il est difficile de combattre
les critiques" en disant la vérité - à savoir que le traité
"n'a pas accompli grand-chose" ". On a bien entendu
oublié ce qu'était la " vérité " quand le grand exercice
démocratique tournait à plein régime".

Tandis que les experts considèrent désormais que
l'ALENA " n'a pas eu d'effets significatifs ", condam
nant à l'oubli leur précédente analyse, c'est un point de
vue économique rien moins que " profondément bien
veillant " qui nous apparaît si l' " intérêt national " est
élargi pour y intégrer celui de la population. Témoignant
en février 1997 devant la Commission bancaire du
Sénat, Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale,
se montra vivement optimiste quant à " une croissance
économique soutenue " grâce à " une restriction
atypique des augmentations de rémunération, [qui]
semble être pour l'essentiel la conséquence d'une plus
grande insécurité de l'emploi " - chose éminemment
désirable dans une société juste. Le rapport économique
présenté en février 1997 par la présidence s'enorgueillis
sait des réussites du gouvernement, se référant indirecte
ment aux " changements dans les institutions et les
pratiques du marché du travail " et soulignant leur rôle
dans " l'importante retenue des salaires " qui renforce la
santé de l'économie.

L'une des raisons de ces changements bénéfiques est
énoncée en toutes lettres dans une étude, commanditée
par le secrétariat à la Main-d'oeuvre de l'ALENA,
consacrée aux " effets des fermetures d'usines sur le
principe de liberté d'association et le droit des

163

travailleurs des trois pays à s'organiser ". Elle fut menée
conformément aux règles de l'ALENA, suite à une
plainte de travailleurs des télécommunications contre les
pratiques illégales de la firme Sprint. Le Bureau national
des relations du travail américain avait fait traîner le
dossier et, au bout de plusieurs années, n'avait prononcé
que des peines insignifiantes - procédure classique. La
parution de cette étude, due à Kate Bronfenbrenner,
économiste de l'université Cornell, fut autorisée au
Canada et au Mexique, mais retardée par l'administra
tion Clinton aux États-Unis. Elle révèle l'impact impor
tant de l'ALENA sur le dénouement et l'organisation
des grèves. Près de la moitié des tentatives d'implanta
tion des syndicats sont compromises par les menaces
que brandissent les employeurs de délocaliser la produc
tion à l'étranger : c'est ainsi que l'on place des panneaux
" Transfert d'emplois au Mexique " devant une usine où
les travailleurs tentent de s'organiser. Et ce ne sont pas
des paroles en l'air : quand, malgré tout, les syndicats
réussissent à se maintenir, les employeurs ferment
l'usine, en totalité ou en partie, trois fois plus souvent
qu'avant l'ALENA (dans près de 15 % des cas). Les
menaces de fermeture sont presque deux fois plus
fréquentes dans les industries les plus mobiles (comme
la fabrication, comparée à la construction).

De telles pratiques, et bien d'autres rapportées dans
l'étude, sont illégales, mais c'est un simple détail tech
nique, tout comme les violations du droit international et
des accords commerciaux dès lors que leur respect
débouche sur des résultats inacceptables. L'administra
tion Reagan avait clairement fait comprendre aux indus
triels que leurs activités antisyndicales, contraires à la
loi, ne seraient pas entravées par l'État criminel, et ses
successeurs ont maintenu la même attitude. Celle-ci a eu

164

des effets importants sur la destruction des syndicats
- ou, pour nous exprimer plus civilement, sur " les
changements des institutions et des pratiques du marché
du travail " contribuant à une " importante retenue des
salaires " dans un modèle économique présenté avec
orgueil à un monde arriéré, qui n'a toujours pas fait
siens les principes victorieux qui doivent nous mener à
la liberté et à la justice26.

Ce qui avait été dit, en dehors de l'opinion dominante,
sur les objectifs de l'ALENA est désormais paisiblement
reconnu : le véritable but du traité était d'" enchaîner "
le Mexique aux " réformes " qui ont fait de lui un
" miracle économique " - au sens technique du terme : à
savoir limité aux investisseurs américains et aux Mexi
cains les plus riches, tandis que le reste de la population
sombrait dans la misère. L'administration Clinton
semblait " avoir oublié que l'objectif sous-tendant
l'ALENA n'était pas de promouvoir le commerce, mais
de cimenter les réformes économiques au Mexique ",
déclare d'un ton hautain Marc Levinson dans
Newsweek, se gardant simplement d'ajouter qu'on avait
bruyamment proclamé le contraire afin de s'assurer de la
signature du traité, alors que les critiques qui souli
gnaient ce réel principe de base étaient pratiquement
exclus du " libre marché des idées " par ceux qui le
dominent.

Il se peut qu'un jour on finisse par admettre les
raisons de l'ALENA. On espérait qu'" enchaîner " le
Mexique à ces réformes permettrait de repousser un
danger détecté dès septembre 1990 à Washington lors
d'une réunion du Latin America Strategy Development
Workshop. Celui-ci concluait que maintenir des rela
tions avec la brutale dictature mexicaine ne posait pas de
difficultés, bien qu'il y eût un problème potentiel:

165

" Une avancée démocratique au Mexique pourrait
mettre à l'épreuve ces relations privilégiées en amenant
au pouvoir un gouvernement plus soucieux de défier les
Etats-Unis pour des raisons économiques et natio
nalistes. " Mais ce n'est plus un danger sérieux depuis que
le traité a permis d' " enchaîner " le pays aux réformes.
Les États-Unis ont le pouvoir de se soustraire à volonté
aux obligations de l'ALENA, mais pas le Mexique".

En bref, le danger, c'est la démocratie, aux États-Unis
et ailleurs, comme cet exemple le démontre une fois de
plus. Elle est acceptée et même bienvenue, mais non en
elle-même, seulement en fonction de ce sur quoi elle
débouche. L'ALENA fut considéré comme un dispositif
efficace de lutte contre la menace qu'elle représentait.
Aux États-Unis, il entra en vigueur grâce à une véritable
subversion du processus démocratique, et au Mexique
par la force, malgré des protestations populaires impor
tantes mais vaines 28. Ses retombées sont désormais
présentées comme les instruments permettant d'apporter
aux Mexicains plongés dans l'ignorance les bienfaits de
la démocratie à l'américaine. Un observateur cynique, et
familier des faits, en conviendra aisément.

Là encore, les exemples choisis pour illustrer le
triomphe de la démocratie sont évidents, et de surcroît
intéressants et révélateurs - bien que d'une manière à
laquelle on ne s'attendait pas.

L'énonciation de la doctrine Clinton s'accompagna
d'un exemple parfaitement révélateur des principes
victorieux : son action en Haïti. Souvent présentée
comme la meilleure illustration de cette doctrine, elle
mérite d'être étudiée de plus près.

Il est vrai que l'on permit le retour au pays d'un
président régulièrement élu, mais seulement après que
les organisations populaires eurent subi trois années

166

durant la terreur de forces qui restèrent en relation
avec Washington. Selon Human Rights Watch,
l'administration Clinton refuse toujours de rendre au
gouvernement haïtien 160 000 pages de documents
saisis par les troupes américaines, pour " éviter
d'embarrassantes révélations " sur la complicité des
États-Unis avec les auteurs du coup d'État29. Il fut égale
ment nécessaire de faire suivre au père Aristide " un
cours accéléré sur la démocratie et le capitalisme ",
comme le dit à Washington le principal partisan de ce
prêtre fauteur de troubles, ainsi soumis à un véritable
processus civilisateur. (La méthode n'est pas inconnue
ailleurs quand s'opère une transition indésirable vers la
démocratie formelle.)

Pour qu'il lui soit permis de rentrer dans l'île, Aristide
fut contraint d'accepter un programme économique aux
termes duquel la politique du gouvernement haïtien
devait . satisfaire les besoins de " la société civile, en
particulier du secteur privé, aussi bien national
qu'étranger ". Les investisseurs américains se retrou
vaient ainsi placés au coeur de cette société civile, avec
les riches Haïtiens qui avaient financé le coup d'État. Il
n'en allait pas de même des paysans et des habitants des
bidonvilles, lesquels surent créer une société si vivante
qu'ils réussirent, contre toute attente, à élire leur propre
président, ce qui suscita aussitôt la vive hostilité des
États-Unis et des tentatives de renversement du premier
gouvernement démocratique de l'île".

Il fut mis un terme aux actes inacceptables de ces
" amateurs ignorants et importuns " par la violence, à
l'aide d'une complicité américaine directe, et pas seule
ment avec les responsables de la terreur d'État. L'Orga
nisation des États américains avait décrété un embargo
pour protester contre le coup d'État. Les administrations

167

Bush et Clinton le sapèrent en en exemptant les firmes
américaines et en autorisant secrètement la Texaco Oil
Company à ravitailler les putschistes et leurs riches
protecteurs, en violation directe des sanctions officielles
- détail crucial révélé la veille du débarquement des
troupes américaines chargées de " restaurer la
démocratie" ", mais dont le grand public n'a toujours
pas été informé, et qui ne figurera sans doute jamais
dans l'histoire officielle.

La démocratie fut donc restaurée, et le nouveau
gouvernement contraint d'abandonner la politique de
réformes démocratiques qui avait tant scandalisé
Washington pour suivre celle du candidat des États-Unis
aux élections de 1990, lors desquelles il obtint 14 %
des voix.

Les coulisses de ce triomphe nous donnent de
précieux aperçus sur les " principes économiques et
politiques " qui nous mèneront vers un avenir radieux.
Haïti fut autrefois l'une des colonies les plus riches du
monde (avec le Bengale), et une source de gros profits
pour la France. Depuis son invasion, voilà 80 ans, par
les marines du président Wilson, l'île est très largement
restée sous tutelle américaine. La situation est
aujourd'hui à ce point catastrophique qu'on se demande
si, dans un avenir proche, le pays sera encore habitable.
En 1981, une stratégie de développement fut élaborée
par L'AADI (Agence américaine de développement
industriel) et la Banque mondiale. Elle reposait sur les
chaînes de montage et les exportations alimentaires
- alors que les terres avaient été consacrées à la consom
mation locale. L'AADI prévoyait " un changement
historique vers une interdépendance accrue avec les
États-Unis " dans ce qui devait devenir le " Taiwan des
Caraïbes ". La Banque mondiale, quant à elle, proposait

168

ses remèdes habituels : " développement des entreprises
privées ", renoncement aux " objectifs sociaux "
- aggravant ainsi la pauvreté et les inégalités tout en
sacrifiant la santé et l'éducation, en contradiction avec
les pieux sermons qui accompagnent toujours de telles
ordonnances. Dans le cas d'Haïti, ces mesures eurent
des conséquences bien connues : profits pour les
industriels américains et les Haïtiens les plus riches,
chute de 56 % des salaires au cours des années 1980
bref, un " miracle économique ". Jamais Haïti ne
devint le nouveau Taiwan - lequel avait suivi une voie
radicalement différente, comme devaient le savoir les
conseillers envoyés sur place.

Ce sont les efforts du premier gouvernement démo
cratique haïtien pour remédier à une situation de plus en
plus catastrophique qui suscitèrent l'hostilité de
Washington, puis le coup d'État militaire et la terreur
qui s'ensuivit. Une fois la " démocratie restaurée ",
l'AADI suspendit son aide pour veiller à ce que les
fabriques de ciment et les meuneries soient privatisées,
au grand bénéfice des riches de l'île et des investisseurs
étrangers (la " société civile ", selon les directives édic
tées après la restauration de la démocratie), tout en
réduisant les dépenses de santé et d'éducation. L'agro
alimentaire eut droit à d'abondantes subventions,
contrairement à l'agriculture et à l'artisanat paysans, qui
fournissent leurs revenus à l'écrasante majorité de la
population. Des usines de montage étrangères, recourant
à une main-d'oeuvre essentiellement féminine payée bien
en dessous du salaire de subsistance et travaillant dans des
conditions épouvantables, bénéficient d'une électricité
bon marché grâce aux subventions du généreux protecteur
américain. Pour les pauvres, en revanche, pas de subven
tions dans ce domaine, ni d'ailleurs pour l'eau, l'essence

169

ou la nourriture : elles sont interdites par les règles du
FMI, car elles constituent un moyen de " contrôler les
prix ".

Avant la mise en place des réformes, la production de
riz locale permettait de satisfaire pratiquement tous les
besoins domestiques. Grâce à une " libéralisation " à
sens unique, elle n'en satisfait plus aujourd'hui que la
moitié, avec des effets prévisibles sur l'économie. Haïti
doit entreprendre des " réformes ", en particulier
supprimer les droits de douane, conformément aux
austères principes de la science économique - dont
l'agro-alimentaire américain, par on ne sait quel miracle
logique, est quant à lui exempté. Il continue de recevoir
d'énormes subventions publiques, encore accrues par
l'administration Reagan, au point d'assurer en 1987
40 % des revenus bruts des producteurs. Les consé
quences naturelles en sont parfaitement comprises : un
rapport de 1995 de l'AADI observe que " le commerce
dominé par les exportations et la politique d'investisse
ment " qu'impose Washington " pressurera dramatique
ment le producteur de riz local ", qui sera contraint de se
montrer un peu plus avisé et de se tourner vers l'expor
tation, au grand bénéfice des investisseurs américains et
conformément aux principes de la théorie des attentes

rationnelles32.

Grâce à ces méthodes, le pays le plus pauvre de
l'hémisphère est donc devenu le principal acheteur d'un
riz produit aux États-Unis, enrichissant des entreprises
américaines subventionnées par l'État. Ceux qui ont la
chance d'avoir reçu une bonne éducation occidentale
pourront sans doute expliquer à leurs compatriotes que
les bénéfices de l'opération finiront par toucher les
paysans et les habitants des bidonvilles - un de ces
jours. Encore un exemple qui nous en dit long sur le sens

170

et les conséquences de la victoire " de la démocratie et
des marchés libres ".

Les Haïtiens semblent avoir compris la leçon, mais
les doctrinaires d'Occident auraient préféré voir se
dessiner un autre tableau. En avril 1997, la participation
aux élections du Parlement tomba à " un 5 % conster
nant ", fit savoir la presse, posant la question : " Haïti
a-t-il déçu les espoirs américains" ? " Nous avons fait
tant de sacrifices pour leur apporter la démocratie, et
voilà que ces ingrats s'en montrent indignes ! On voit
pourquoi les " réalistes " nous pressent de renoncer aux
croisades en faveur d'une " amélioration des choses au
niveau mondial ".

De telles attitudes s'observent dans tout l'hémisphère.
Les sondages montrent ainsi qu'en Amérique centrale la
politique suscite " ennui ", " méfiance " et " indiffé
rence " bien davantage qu' " intérêt " et " enthou
siasme " au sein d'une " population apathique [...] qui a
l'impression d'être une simple spectatrice au sein du
système démocratique " et se montre " pessimiste pour
l'avenir ". La première étude d'ensemble menée dans
toute l'Amérique latine, parrainée par l'Union euro
péenne, parvint en gros aux mêmes conclusions
comme le déclara son coordinateur brésilien, " le
message le plus alarmant " était que " le peuple avait
l'impression que seule l'élite avait tiré profit du passage
à la démocratie ". Les spécialistes latino-américains
font remarquer que, la récente vague de démocratisation
ayant coïncidé avec la mise en oeuvre des réformes
économiques néo-libérales, qui ont été douloureuses
pour la majorité des habitants, ceux-ci ont été conduits à
porter un jugement cynique sur la démocratie formelle.
L'introduction de programmes semblables dans le pays

171

le plus riche du monde a eu des effets similaires, comme
je l'ai déjà signalé.

Revenons-en à la doctrine dominante selon laquelle
" la victoire américaine à l'issue de la guerre froide " a
été celle de la démocratie et de la liberté des marchés.
Pour ce qui est de la première, elle dit partiellement vrai,
bien qu'il nous faille comprendre que " démocratie "
désigne en fait un contrôle par le haut visant à " protéger
la minorité opulente de la majorité ". Et la liberté des
marchés ? Là encore, nous nous rendons compte que la
doctrine est très éloignée de la réalité, comme l'illustre
l'exemple haïtien.

Considérons de nouveau le cas de l'ALENA, accord
destiné à " enchaîner " le Mexique à la rigueur écono
mique en vue de protéger les investisseurs des dangers
d'une " ouverture démocratique ". Il n'est en rien un
" accord sur la liberté du commerce " ; bien au
contraire, il est fortement protectionniste, et conçu pour
tenir à l'écart les concurrents d'Europe et d'Extrême
Orient. De surcroît, il partage avec les accords conclus
au niveau mondial des principes aussi opposés à la
liberté des marchés que les restrictions sur les " droits de
propriété intellectuelle ", restrictions que les pays riches
n'ont jamais acceptées au cours de leur développement
mais dont ils comptent désormais faire usage pour
protéger leurs grandes sociétés - par exemple pour
détruire le secteur pharmaceutique des pays pauvres ou,
incidemment, bloquer les innovations technologiques
permettant de fabriquer à plus large échelle des produits
brevetés, chose permise aux termes de l'ancien système
de brevets. Le progrès et les marchés eux-mêmes ne sont
pas désirables tant qu'ils ne profitent pas à ceux qui
comptent.

172

La nature du " commerce " lui-même soulève aussi
bien des questions. Plus de la moitié du commerce entre
les États-Unis et le Mexique, nous dit-on, consiste en
transactions entre firmes, contre 15 % avant l'ALENA.
Il y a déjà dix ans, les usines, généralement américaines,
installées dans le nord du Mexique, employant peu
d'ouvriers et n'entretenant pratiquement aucun rapport
avec l'économie mexicaine, fabriquaient plus d'un tiers
des blocs-moteurs des voitures américaines et 75 % des
autres composants essentiels. En 1994, l'effondrement
de l'économie du Mexique, après la signature du traité,
n'épargna que les très riches et les investisseurs améri
cains (protégés par des renflouements de Washington).
Mais elle mena aussi à un accroissement du commerce
entre les deux pays, tandis que la crise, plongeant la
population dans une misère encore plus grande, " trans
formait le Mexique en une source bon marché [lisez
encore moins chère] de produits manufacturés, les
salaires industriels ne représentant plus qu'un dixième
de ceux des États-Unis ", nous dit la presse écono
mique. Selon certains spécialistes, la moitié du
commerce américain, dans le monde entier, se compose
de telles transactions centralisées, et il en va largement
de même pour les autres puissances industrielles'", bien
qu'il faille accueillir prudemment toute conclusion rela
tive à des entités qui n'ont guère de comptes à rendre au
public. Certains économistes décrivent, de manière
assez plausible, le système mondial comme " un
mercantilisme de grandes sociétés ", très éloigné des
idéaux du libre-échange. L'OCDE conclut par exemple
que " c'est la compétition oligopolistique et les inter
actions entre firmes et gouvernements, et non la "main
invisible" des forces du marché, qui conditionnent les
avantages compétitifs d'aujourd'hui et la division du

173

travail dans les industries de haute technologie ",
adoptant implicitement un point de vue semblable.

La structure de base de l'économie américaine elle
même viole les principes néo-libéraux tant vantés. Le
thème principal de l'ouvrage classique sur l'histoire
industrielle des États-Unis" est que " les entreprises
modernes ont pris la place des mécanismes du marché
pour tout ce qui touche à la coordination des activités
économiques et la distribution des ressources ", gérant
en interne de nombreuses transactions. C'est une viola
tion des principes du marché, mais il y en a bien
d'autres. Il suffit de voir quel a été le destin du principe
d'Adam Smith selon lequel la liberté de mouvement des
personnes - à travers les frontières, par exemple - est un
élément essentiel de la liberté du commerce. Dans le
monde des multinationales, avec leurs alliances straté
giques et le soutien d'États puissants, le gouffre entre
doctrine et réalité s'élargit.

C'est à la lumière de ces réalités qu'il faut interpréter
les différentes déclarations publiques, comme par
exemple celle de Clinton affirmant que c'est le
commerce et non l'assistance qu'il faut à l'Afrique,
préconisant un ensemble de dispositions qui se trouvent
favoriser les investisseurs américains et recourant à une
grandiose rhétorique capable de faire oublier le long
passé de telles méthodes et le fait que les États-Unis
étaient les donateurs les moins généreux. Pour prendre
un modèle encore plus évident, considérons la manière
dont, en 1981, Chester Crocker résumait les projets de
l'administration Reagan : " Nous sommes partisans de
l'ouverture des marchés, du libre accès aux ressources
essentielles et de la croissance des économies africaines
et américaine ", ajoutant vouloir intégrer les pays afri
cains " dans le courant dominant de l'économie de

174

marché "'g. Venant de ceux qui mènent " un assaut
soutenu " contre " l'économie de marché ", de telles
remarques peuvent sembler le comble du cynisme. Mais
en fait la version qu'en donne Crocker est assez juste, une
fois passée à travers le prisme de la " doctrine réellement
existante ". Les investisseurs étrangers et leurs associés
locaux se réservent les occasions qu'offrent les marchés
ainsi que l'accès aux ressources, tandis que les économies
doivent se développer de manière spécifique, à savoir en
protégeant " la minorité opulente de la majorité ". En
attendant que cette protection soit assurée, cette minorité
mérite d'être subventionnée par l'État ; sinon, comment
pourrait-elle prospérer, pour le bien de tous ?

Bien entendu, les États-Unis ne sont pas les seuls à
prêcher cette conception de la " liberté du commerce ",
même si leurs idéologues mènent souvent le choeur des
cyniques. Un rapport de l'ONU sur le développement
concluait en 1992 que le fossé entre pays riches et pays
pauvres était depuis 1960 en grande partie l'effet des
mesures protectionnistes adoptées par les premiers.
Deux ans plus tard, un autre rapport déclarait que " la
violation par les pays industriels des principes de la
liberté du commerce coûte aux pays en voie de dévelop
pement près de 50 milliards de dollars par an - soit à peu
près le total de l'aide extérieure " -, ce qui est principa
lement dû au soutien aux exportations par le biais de
subventions publiques39. Un rapport de l'ONUDI, autre
agence des Nations unies, estime que la disparité entre
les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres de la
population mondiale a crû de plus de moitié entre 1960
et 1989, et prédit " des inégalités mondiales croissantes
suite au processus de mondialisation ". Ces écarts sont
également visibles dans les sociétés les plus riches : en
ce domaine, les États-Unis sont en tête, suivis de près

175

par la Grande-Bretagne. La presse d'affaires exulte
devant une " spectaculaire " et " stupéfiante " crois
sance des profits, applaudissant l'extraordinaire concen
tration de richesses entre les mains d'une petite frange
de la population, tandis que pour la majorité les condi
tions continuent à stagner ou à se dégrader.

Les médias dominés par les grandes sociétés, l'admi
nistration Clinton et les majorettes de la " méthode à
l'américaine " s'érigent fièrement en modèles pour le
reste du monde. Les retombées de la politique sociale
menée délibérément ces dernières années sont noyées
sous ce choeur d'autocongratulations. Les " indicateurs
de base " publiés par l'UNICEF40 révèlent par exemple
que les États-Unis ont dans ce domaine les pires résul
tats de tous les pays industriels, se plaçant au même rang
que Cuba - pays pauvre du Tiers Monde soumis depuis
près de quarante ans aux attaques incessantes d'une
superpuissance - pour ce qui est de la mortalité des
enfants de moins de cinq ans. Les records sont aussi
américains en ce qui concerne la faim ou la pauvreté
infantile.

Et ceci dans le pays le plus riche du monde, qui
dispose d'avantages incomparables et d'institutions
démocratiques stables - mais est aussi, très largement,
sous la domination des milieux d'affaires. Voilà de
nouveaux indicateurs de ce qui nous attend si jamais le
" passage spectaculaire d'un idéal politique pluraliste et
participatif à un autre, autoritaire et technocratique ", se
poursuit à l'échelon planétaire.

Il est intéressant de noter que de telles intentions sont
souvent énoncées explicitement, mais de manière confi
dentielle. C'est ainsi qu'au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale George Kennan - l'un des planifica
teurs les plus influents, considéré comme un grand

176

humaniste - assignait sa " fonction " à chaque région du
monde*. La fonction de l'Afrique serait d'être
" exploitée " par l'Europe pour que celle-ci puisse se
reconstruire ; les États-Unis, eux, ne s'y intéressaient
guère. Un an plus tôt, une étude de haut niveau avait fait
valoir que " la coopération au développement des
ressources alimentaires bon marché et des matières
premières d'Afrique du Nord pourrait contribuer à
l'unité de l'Europe et fournir une base économique à son
rétablissement " - intéressante définition de ce qu'est la
" coopération41 ". Rien dans les archives n'indique
qu'on ait suggéré que l'Afrique pourrait " exploiter "
l'Occident pour se " rétablir " à la suite de " l'améliora
tion des choses au niveau mondial " qu'elle avait subie
au cours des siècles précédents.

Dans ce passage en revue, j'ai tenté de suivre un
principe méthodologique raisonnable : évaluer les
louanges décernées aux " principes économiques et
politiques " de la puissance qui domine le monde à
l'aune des exemples qu'elle considère elle-même
comme étant les plus pertinents. Cette analyse est brève,
partielle, et traite de questions obscures et mal
comprises. Mon opinion personnelle, pour ce qu'elle
vaut, est que l'échantillon est assez équilibré et donne
des principes de fonctionnement, et de l'avenir probable
s'ils prévalent sans partage, une image qui fait réfléchir.

Toutefois, même si elle est exacte, cette image est
assez fortement trompeuse, précisément parce qu'elle
est partielle : il n'y est pas question des succès de ceux
qui sont réellement dévoués aux beaux principes
proclamés et à ceux de justice et de liberté, qui vont bien

* Voir supra, p. 58.

177

au-delà. Ce récit serait avant tout celui des luttes popu
laires cherchant à éroder, et à détruire, des formes
d'oppression et de domination qui ne sont parfois que
trop apparentes, mais demeurent souvent si profondé
ment incrustées qu'elles en deviennent virtuellement
invisibles, même à leurs victimes. C'est un récit aussi
riche qu'encourageant, et nous avons toutes les raisons
de croire qu'il peut se poursuivre. Pour le lui permettre,
il nous faut estimer de façon réaliste les conditions
actuelles et leurs origines historiques, mais bien entendu
ce n'est qu'un début.

Les sceptiques qui jugent utopiques ou naïves de
telles espérances n'ont qu'à jeter un oeil sur ce qui s'est
passé ces dernières années ici même, en Afrique du Sud,
événements qui représentent un véritable hommage à
l'esprit humain et à ses perspectives illimitées. Les
leçons d'une aussi remarquable réussite devraient
inspirer les peuples du monde entier et guider les
prochaines étapes d'une lutte qui se poursuit également
ici, tandis que le peuple d'Afrique du Sud, au lendemain
de sa grande victoire, s'apprête à relever les défis encore
plus redoutables qui l'attendent.

NOTES

1. UNICEF, The State of the World's Children 1997
(Oxford University Press, 1997) ; UNICEF, The Progress of
Nations 1996 (UNICEF House, 1996).

2. Thomas Friedman, New York Times, 2 juin 1992;
Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale, New York
Times, 26 septembre 1993 ; David Fromkin, historien, New
York Times Book Review, 4 mai 1997, résumant des travaux
récents.

178

3. Sur le tableau d'ensemble et ses origines historiques,
voir, entre autres, l'étude classique de Frederic Clairmont,
The Rise and Fall of Economic Liberalism (Asia Publishing
House, 1960), rééditée et mise à jour (Penang et Goa, Third
World Network, 1996), et Michel Chossudovsky, The Globa
lization of Poverty (Penang, Third World Network, 1997).
Clairmont fut pendant longtemps l'un des économistes de la
CNUCED, et Chossudovsky est professeur d'économie à
l'université d'Ottawa.

4. John Cassidy, New Yorker, 16 octobre 1995. Voir
chapitre III, note 1, pour les citations qui suivent. L'échantillon
va des libéraux à la gauche, dans certains cas très critique.
L'analyse est semblable sur le reste de l'éventail politique,
mais généralement euphorique.

5. John Liscio, Barron's, 15 avril 1996.

6. Richard Cockett, " The Party, publicity and the media ",
in Anthony Seldon et Stuart Ball (éd.), Conservative
Century : The Conservative Party since 1900 (Oxford
University Press, 1994) ; Harold Lasswell, " Propaganda ", in
Encyclopaedia of the Social Sciences, vol. 12 (Macmillan,
1933). Pour les citations et une discussion, voir " Intellectuals
and the State " (1977), repris dans Noam Chomsky, Towards
a New Cold War (Pantheon, 1982). Certains travaux précur
seurs en ce domaine sont enfin disponibles dans le recueil
d'articles d'Alex Carey, Taking the Risk out of Democracy
(University of New South Wales Press, 1995, et University of
Illinois Press, 1997).

7. Ibid. ; Elizabeth Fones-Wolf, Selling Free Enterprise
The Business Assault on Labor and Liberalism, 1945-1960
(University of Illinois Press, 1995) ; Stuart Ewen, PR: A
Social History of SPIN (Basic Books, 1996). Sur le contexte
général, voir Noam Chomsky, " Intellectuals and the Statu ",
op. cit., et " Force and opinion ", repris dans Deterring
Democracy (Verso, 1991).

8. Éditorial, New Republic, 19 mars 1990.

179

9. Sanford Lakoff, Democracy : History, Theory, Practice
(Westview, 1996), p. 262 et suivantes.

10. J. Toye, J. Harrigan et P. Mosley, Aid and Power
(Routledge, 1991), vol. 1, p. 16. Sur la comparaison avec le
léninisme, voir mes essais cités dans la note 7 et For Reasons
of State (Pantheon, 1973), introduction.

11. Carothers, " The Reagan Years ", in Abraham Lowen
thal (éd.), Exporting Democracy (Johns Hopkins University
Press, 1991). Voir aussi son ouvrage In the Name of Demo
cracy (University of California Press, 1991).

12. Voir le chapitre II et, pour une discussion plus appro
fondie et les sources, Noam Chomsky, Powers and Prospects
(South End, 1996 ; trad. fr. Le Pouvoir mis à nu, Montréal,
Écosociété, 2000) ; " "Consent without consent" : reflections
on the theory and practice of democracy ", Cleveland State
Law Review, 44.4, 1996.

13. Survey of Current Business, US Department of
Commerce, vol. 76, n' 12, décembre 1996.

14. Morton Horwitz, The Transformation of American
Law, 1870-1960 (Harvard University Press, 1992), chapitre 3.
Voir aussi Charles Sellers, The Market Revolution (Oxford
University Press, 1991).

15. Michael Sandel, Democracy's Discontent (Harvard
University Press, 1996), chapitre 6. Son interprétation en
termes de républicanisme et de vertu civique est, à mon sens,
trop étroite et néglige des racines plus profondes dans les
Lumières et la période antérieure. Pour une discussion, voir
entre autres Noam Chomsky, Problems of Knowledge and
Freedom (Pantheon, 1971 ; trad. fr. Problèmes du savoir et de
la liberté, Hachette, 1983), chapitre 1 ; et plusieurs essais repris
dans James Peck (éd.), The Chomsky Reader (Pantheon, 1987)
et Noam Chomsky, Powers and Prospects, chapitre 4.

16. Pour les détails, voir Noam Chomsky, Turning the Tide
(Boston, South End, 1985), chapitre 6.3, et Noam Chomsky,
The Culture of Terrorism (South End, 1988), chapitre 11 (et
les sources citées), comprenant notamment des citations de

Figueres, qu'il fallut un effort considérable pour écarter des
médias. Voir à ce sujet mes Letters from Lexington
(Common Courage, 1993), chapitre 6, qui incluent la longue
rubrique nécrologique rédigée par le spécialiste de
l'Amérique centrale du New York Times, et l'éditorial
enthousiaste qui l'accompagnait, qui une fois de plus per
mirent de passer sous silence son opinion sur la " croisade
pour la démocratie " menée par Washington. Sur la façon
dont les médias ont rendu compte des élections au
Nicaragua et au Salvador, voir Edward Herman et Noam
Chomsky, Manufacturing Consent (Pantheon, 1988),
chapitre 3. Carothers lui-même, pourtant respectueux des
faits, écrit que les sandinistes " refusèrent d'accepter les
élections " avant 1990 (in Lowenthal, op. cit.).

17. Autre falsification classique : les élections, prévues
depuis longtemps, n'ont eu lieu que sous les pressions écono
miques et militaires de Washington, qui de ce fait sont justi
fiées rétroactivement.

18. Sur les élections et les réactions en Amérique latine et
aux États-Unis, y compris les sources pour ce qui suit, voir
Noam Chomsky, Deterring Democracy, chapitre 10. Pour un
examen détaillé de la subversion diplomatique, très réussie et
généralement saluée comme un triomphe de la diplomatie,
voir Noam Chomsky, Culture of Terrorism, chapitre 7, et
Noam Chomsky, Necessary Illusions (South End, 1989),
appendice IV.5.

19. C'est l'auteur qui souligne, in Lowenthal, op. cit.

20. Pour des détails, voir entre autres Richard Garfield,
" Desocializing health care in a developing country ",
Journal of the American Medical Association, vol. 270, n' 8,
25 août 1993, et Noam Chomsky, World Orders, Old and
New (Columbia University Press, 1994), p. 131 et suivantes.

21. Michael Kinsley, Wall Street Journal, 26 mars 1987 ;
New Republic, éditoriaux des 2 avril 1984 et 19 mars 1990.
Pour des précisions sur ces exemples et sur bien d'autres, voir

Noam Chomsky, Culture of Terrorism, chapitre 5, et Noam
Chomsky, Deterring Democracy, chapitres 10 et 12.

22. H.D.S. Greenway, Boston Globe, 29 juillet 1993.

23. New York Times, 2 mai 1985.

24. Voir World Orders, p. 131 et suivantes. Sur les prédic
tions, et les résultats, voir l'économiste Melvin Burke,
" NAFTA integration : improductive finance and real unem
ployment ", Proceedings from the Eighth Annual Labor
Segmentation Conférence, avril 1995, sous le parrainage des
universités de Notre Dame et de l'Indiana. Également Social
Dimensions of North American Economic Integration,
rapport préparé pour le ministère canadien du Développement
des ressources humaines par le Canadian Labour Congress,
1996. Sur les prédictions de la Banque mondiale pour
l'Afrique, voir Cheryl Payer, Lent and Lost (Zed, 1991) et
John Mihevc, The Market Tells them So (Zed, 1995), qui
passe également en revue les lugubres effets de ses échecs
répétés - lugubres pour la population, non pour l'électorat de
la Banque. Que ses prédictions aient été constamment démen
ties, et qu'elle n'ait qu'une médiocre compréhension de la
situation, est un fait bien connu des économistes. Voir par
exemple Paul Krugman, " Cycles of conventional wisdom on
economic development ", International Affairs, vol. 71, n° 4,
octobre 1995. Voir aussi supra, p. 29 et suivantes.

25. Helene Cooper, " Experts' view of NAFTA's economic
impact : It's a wash ", Wall Street Journal, 17 juin 1997.

26. Éditorial, " Class war in the USA ", Multinational
Monitor, mars 1997. Bronfenbrenner, " We'll close ", ibid.,
reposant sur l'étude qu'elle a dirigée : " Final report : The
effects of plant closing or threat of plant closing on the right
of workers to organize ". L'impact énorme de la criminalité
reaganienne est détaillé dans un article de Business Week
" The workplace : Why America needs unions, but not the
kind it bas now ", 23 mai 1994.

27. Levinson, Foreign Affairs, mars-avril 1996. Workshop,
26 et 27 septembre 1990, compte rendu, p. 3.

182

28. Voir chapitre V. Selon les sondages, aux États-Unis et
surtout au Canada (où la discussion fut beaucoup plus
ouverte), l'opinion publique demeura largement opposée au
projet.

29. Kenneth Roth, directeur exécutif, HRW, lettre, New
York Times, 12 avril 1997.

30. Voir Paul Farmer, The Uses of Haiti (Common
Courage, 1994) ; Noam Chomsky, World Orders, p. 62 et
suivantes ; Noam Chomsky, " Democracy restored ", Z,
novembre 1994 ; North American Congress on Latin America
(NACLA), Haiti : Dangerous Crossroads (South End, 1995).

31. Noam Chomsky, " Democracy restored ", citant John
Solomon, Associated Press, 18 septembre 1994.

32. Voir mon ouvrage Year 501 (South End, 1993 ; trad. fr.
L'An 501: la lutte continue, Montréal, Écosociété, 1996),
chapitre 8, ainsi que les sources citées ; Fariner, op. cit.,
Labor Rights in Haiti, International Labor Rights Education
and Research Fund, avril 1989. Haiti After the Coup, National
Labor Committee Education Fund (New York), avril 1993.
Lisa McGowan, Democracy Undermined, Economic Justice
Denied : Structural Adjustment and the AID Juggernaut in
Haiti (Development Gap, janvier 1997).

33. Nick Madigan, " Democracy in inaction : Did Haiti fail
US hope ? ", Christian Science Monitor, 8 avril 1997 ; voir
Associated Press, Boston Globe, 8 avril 1997, pour des
précisions sur les élections.

34. John McPhaul, Tico Times (Costa Rica), 11 avril et
2 mai 1997.

35. Vincent Cable, Daedalus (printemps 1995), citant le
World Investment Report de 1993 de l'ONU (qui donne toute
fois des chiffres tout à fait différents, notant par ailleurs que
" nous disposons de relativement peu de données "). Pour une
discussion plus détaillée, estimant le commerce entre multi
nationales à 40 %, voir Peter Cowhey et Jonathan Aronson,
Managing the World Economy (New York, Council on
Foreign Relations, 1993). Sur les rapports entre les États-Unis et

183

le Mexique, voir David Barkin et Fred Rosen, " Why the reco
very is not a recovery ", NACLA Report on the Americas,
janvier-février 1997 ; Leslie Crawford, " Legacy of shock
therapy ", Financial Times, 12 février 1997 (portant en sous
titre " Mexico : A healthier outlook ", l'article signale la misère
croissante de la vaste majorité de la population, exception faite
des " très riches "). Pour les transactions entre firmes après
l'entrée en vigueur de l'ALENA, voir William Greider, One
World, Ready or Not (Simon & Schuster, 1997), p. 273, citant
l'économiste mexicain Carlos Heredia. Avant le traité, les esti
mations selon lesquelles les exportations américaines entre
firmes qui n'entraient jamais au Mexique dépassaient 50 %
sénateur Ernest Hollings, Foreign Policy, hiver 1993-1994.

36. Étude de 1992 de l'OCDE citée par Laura Tyson, ex
conseillère économique de Clinton, dans "os Bashing
Whom ? (Institute for International Economics, 1992).

37. Alfred Chandler, The Visible Hand (Belknap Press,
1977).

38. Discours prononcé à Honolulu par C.A. Crocker,
secrétaire d'État adjoint aux Affaires africaines, devant la
commission à la Sécurité nationale de l'American Legion,
août 1981. Cité par Hans Abrahamsson, Hegemony, Region
and Nation State : The Case of Mozambique (Padrigu Peace
and Development Research Institute, Gothenburg University,
janvier 1996).

39. Pour une discussion, voir Eric Toussaint et Peter
Drucker (éd.), IMF/World Bank/WTO, Notebooks for Study
and Research (Amsterdam, International Institute for
Research and Education, 1995), 24/5.

40. UNICEF, State of the World's Children 1997.

41. George Kennan, PPS 23, 24 février 1948 (Foreign
Relations of the United States, vol. 1, 1948), p. 511 ; Michael
Hogan, The Marshall Plan (Cambridge University Press,
1987), p. 41, paraphrasant le mémorandum Bonesteel de
mai 1947.